Corps de résonance

troll-imadeWEB-1Ils sont revenus. Nul ne peut les ignorer. Les couvercles de cuisine.

À chaque sujet abordé, le patron du salon de coiffure prenait une pose maniérée : « Les politiciens, c’est comme les pigeons. » De derrière, il a scruté l’expression du fautif dans le miroir et, voyant que la phrase n’avait pas manqué son effet, il répond au regard interrogateur et muet : « Quand ils sont en dessous de toi, ils te mangent dans la main, quand ils sont au-dessus, ils te chient dessus. »

Demo_12-150x150Visiblement, l’homme s’y connaissait en pigeons. Devant l’Alþing, le parlement islandais, on entendait battre couvercles, spatules et tout ce qu’une personne emporte habituellement dans ses poches si son chemin la mène au parlement. Cela battait et frappait contre toutes les surfaces aptes à faire pénétrer la voix du peuple à travers des fenêtres fermées. En effet, pourquoi se fatiguerait-on à rester debout en plein air des heures durant, exposé au vent et à la pluie, si ce n’est pour faire passer un message à travers des fenêtres fermées, et le rendre si perceptible qu’il empêche toute conversation normale, sauf à se crier dessus ?

L’idée qu’il fallait tirer les leçons du passé et que le parlement, accessible à tous sans la moindre protection jusqu’en 2008, devait être protégé contre le peuple, s’avéra d’une très grande stupidité. Cette année-là, le peuple avait pris d’assaut le parlement, une sorte de « défenestration de Prague » sans défenestration, et Halldór Guðmundsson rapporta dans son livre Nous sommes tous des Islandais que les parlementaires ne devaient la vie sauve qu’à l’absence d’arbre disponible pour les lyncher, le dernier arbre ayant été brûlé.

Pour qui connaît mieux les Islandais, il est clair qu’une chose pareille ne serait jamais arrivée, même si le parlement avait été entouré d’une forêt entière. Aucun des individus en colère n’y aurait même songé. Les Islandais apprécient l’humour lorsqu’il répond au critère « islandais smart ». L’acte d’incendier le seul arbre présent devant le parlement, le sapin gigantesque, l’arbre de Noël offert chaque année par la Norvège aux Islandais et qui parvient à la capitale en bateau, toujours à temps pour l’Avent, doit donc être considéré comme « islandais smart ». Cette année-là, ce sapin majestueux était donc parti en flammes. Les Islandais n’aiment pas enrober les réalités. Adieu paix, joie, petits gâteaux. Pour finir, c’était une question de pure survie.

Ces événements avaient manifestement laissé une trace profonde chez ces messieurs et dames du parlement, et le bâtiment était désormais ceint d’un « périmètre de sécurité » à la mode continentale. Une sorte de « rideau de fer » entre le peuple et ses représentants, plus d’un millénaire après la première colonisation de l’île.

Non que le peuple soit devenu plus violent au fil des siècles. Aucunement. Tout au contraire même. Mais il est plus facile d’installer un périmètre de sécurité que de se casser la tête à essayer de comprendre comment on a pu en arriver à devoir protéger les représentants du peuple contre ce qu’il représentent, mais qu’ils ne sont pas, et qui en conséquence, par crainte ou du moins par ignorance, ne se distinguent de Louis XVI que par le caractère provisoire et non héréditaire de leur mandat.

Demo_3-150x150Le « périmètre de sécurité » s’avéra une idée stupide car il fut délimité par des parois métalliques. Une invitation appréciée par tous ceux qui devaient rester devant la porte. Et c’est ainsi que pendant des heures, plus d’une centaine de bottes frappèrent contre les cloisons, pas en désordre, mais en rythme, ce qui généra des impulsions sonores qu’on entendait jusqu’à l’église de Hallgrimur. Le rythme battait entre les rangées de maisons comme si des tambours invisibles appelaient les guerriers de la prairie ; le parlement assiégé comme un cercle de chariots, et aucun John Wayne en vue pour libérer la bande des gentils des griffes des sauvages.

Quelques-uns de ces messagers stoïques firent preuve d’un esprit « islandais smart » dans la transmission de leur message : ils tournèrent le dos au parlement et firent face au peuple, sans oublier de frapper vers l’arrière avec force ; comme un cheval islandais qu’un palefrenier inexpérimenté a approché de si près qu’il en a souffert.

On est donc en droit de se demander ce qui avait causé cette confrontation.

Il s’agissait des négociations d’entrée dans l’UE. Mais ce serait encore une erreur de croire que cette population en colère était pour, ou contre, une adhésion de l’Islande à l’UI. Il s’agissait purement et simplement du respect d’une promesse électorale.

Le gouvernement issu des urnes avait promis lors des élections qu’il soumettrait au peuple la question de la poursuite ou non des négociations d’adhésion à l’UE, et que le peuple déciderait. À peine entré en fonction, le gouvernement interrompait les négociations avec l’UE, étant donné que de toute façon, les statistiques démontraient qu’une majorité d’Islandais voterait contre l’adhésion. Aussi logique qu’ait été la décision du gouvernement, la différence avec le point de vue de la population était immense : il ne s’agit pas de savoir si une majorité d’Islandais accepte ou refuse l’adhésion à l’UE, il s’agit de savoir si, lorsqu’un homme politique fait une promesse électorale, on doit accepter qu’il ne la respecte pas, quelle que soit l’absurdité de cette promesse. Et voici ce qui fait la grandeur d’un peuple : une parole est comme un contrat signé. Si l’exécution de ce contrat est stupide, c’est le problème de celui qui n’a pas su se taire. S’il s’était tu, il serait resté un sage et s’en serait tiré indemne. Ça n’a peut-être pas l’air très pragmatique, mais tout dépend de ce qu’on appelle le pragmatisme. Pour les Islandais, faire une promesse électorale et ne pas la respecter n’est pas pragmatique. Une démarche pragmatique consiste soit à respecter une promesse électorale, soit à ne rien promettre. Et pour que ce message passe clairement, il y a des couvercles et des spatules dans la cuisine.

Eh bien, les parlementaire ont bien entendu le message, et ont vite appris la leçon. Le lendemain, les cloisons métalliques avaient disparu, remplacées par une bande de plastique jaune anti-bruit.

Ce qui ne servit à rien. Car on trouvait devant le parlement suffisamment d’objets métalliques pouvant servir de corps de résonance : lampadaires, panneaux de signalisation, plots de stationnement, etc. Spatules et couvercles poursuivirent donc leur œuvre d’usure quotidienne, car la nature enseigne à chaque Islandais depuis son plus jeune âge que des gouttes d’eau tombant l’une après l’autre creusent même le basalte le plus dur.

Et puisqu’il semblait alors que les parlementaires n’oseraient pas quitter le bâtiment, car le peuple est devant la porte, ceux qui sont plantés devant la porte ont rempli leur devoir d’assistance et apporté de quoi se restaurer à leurs représentants du peuple. On ne pourrait pas en plus leur reprocher l’apparition d’éventuels œdèmes de la faim chez leurs députés. Seules les mauvaises langues affirment que les bananes étaient une référence au fait que les parlementaires, en abandonnant une promesse électorale, avaient abaissé la République au niveau d’une république bananière.

Cela dit, le processus consistant à faire le pied de grue devant un parlement pendant des heures, jour après jour, n’est pas nécessairement transposable à d’autres pays. Cela pourrait y conduire à l’effondrement de la nation. Car il faudrait y tambouriner pendant 365 jours. Chaque année. Devant les parlements, au niveau communal, départemental, régional et national. La rupture des promesses électorales est donc une coutume bien établie dans ces pays. Quelle importance a mon bavardage d’hier ? On s’en offusque, et on retombe dans le panneau la fois d’après. Bien bête celui qui croit que la pomme ne tombe jamais loin de l’arbre.

Dans une démocratie, c’est le valet qui choisit le maître, et c’est le poisson qui décide de la tête. Se moquer du maître ou de la tête n’est donc pas très pertinent. Il vaudrait mieux réfléchir au poisson et au valet plutôt qu’à la tête et au maître. Qui veut devenir un bon citoyen parvient bien à se contorsionner à temps.

EU-gurk-Flagge-B2-150x150On crée ainsi des structures dans lesquelles le droit fondamental d’un concombre à un rayon de courbure déterminé prévaut sur le droit de chaque homme à vendre des concombres savoureux. Et bientôt l’idée qu’une chose ne peut pas être mauvaise en Europe si on la trouve bonne ailleurs. Et en cas d’infraction, l’État est rappelé à son devoir : les conclusions explosives des cabinets d’avocats sont déjà rédigées, et attendent dans les tiroirs d’être distribuées aux parlementaires. Sous la forme d’injonctions, avec 9 chiffres avant la virgule. Peuple par-ci, peuple par-là. Et là, ce ne sont pas des bruits de couvercle qui marquent les parlementaires au plus profond d’eux-mêmes. Le mot magique est alors : « Allô, ici Boston Legal ! Mon client a un caillou dans sa chaussure. Vous avez envie d’une action en dommages-intérêts ?

Demo_9-150x150Il n’y avait pas un couvercle, là, juste sous l’évier ? Se pourrait-il que l’on remarque trop tard que le droit humain « Tous les hommes sont égaux » est aussi utilisé à des fins auxquelles il n’a absolument pas été créé ? Par exemple pour des gens qui cachent derrière l’expression « libre marché » le fait que ce qui leur importe vraiment sont des montants sur des comptes bancaires, et en aucune façon des « droits » ? Hormis le droit d’accroître ces montants jusqu’à l’infini ? Les riziculteurs indiens poussés à la faillite dans tel ou tel village n’ont-ils pas dû s’endetter pour quelque chose qui constituait jusqu’alors un facteur de de coût négligeable : les semences ? Et dans une démocratie, n’est-ce pas le poisson qui choisit sa tête, et non la tête son poisson ? Périmètre de sécurité par-ci, périmètre de sécurité par-là ?

Tous aux poissons ! voilà le couvercle… et maintenant, du beurre avec les poissons.

Traduction: Cyrille Flamant

deResonanzkörper

ukResonant bodies

L’objet exposé est consommé sans retour

bv1-300x300L’Islande compte trop peu de forêts pour qu’on y camoufle les déchets, et c’est pourquoi les machines agricoles, voitures et autres vieilleries pourrissent en général à l’arrière des maisons.

On y trouve parfois de véritables pièces de musée, par exemple un vieux fourneau Rafha avec ses belles spirales jadis d’un rouge incandescent. Il existe certes des gens qui conservent ces choses, comme les employés du Musée technique de Seyðisfjörður. Mais de nombreux Islandais n’ont pas de véritable rapport aux vieux objets et se montrent sceptiques quant à la revalorisation des choses devenues « sans valeur ».

recycling03_bv-300x166Toutefois, la pratique du recyclage se répand progressivement en Islande, et quelques communes appliquent très sérieusement le tri et la transformation des déchets ménagers. Ásgeir Jón Emilsson (1931-1999), surnommé Geiri, pêcheur et artiste à Seyðisfjörður, disposait quant à lui de son propre système de recyclage depuis des dizaines d’années. Il bricolait des cadres avec des paquets de cigarettes, et ses outils transformaient les canettes d’aluminium en chaises diaphanes.

recycling04_bv-300x169On peut douter que Geiri eût observé les règlements administratifs sur le tri des déchets. Pour cet artiste obstiné, fonctionnaires et policiers appartenaient à un autre système solaire, et ne lui inspiraient aucun respect. Geiri n’a pas eu la vie facile. Le dernier de 12 frères et sœurs, il était né aveugle d’un œil et sourd d’une oreille. Le catalogue publié par le Centre artistique Skaftfell de Seyðisfjörður à l’occasion de l’exposition de ses œuvres le décrit comme charismatique et sérieux, et prenant toujours le parti des défavorisés. La Gerahuis, la maison aux couleurs vives de cet artiste autodidacte, peut être découverte au détour d’une promenade dans Seyðisfjörður.

recycling05_bv-300x164Contrairement à Geiri, Sverrir Hermannsson (1928-2008), originaire d’Akureyri, était incapable de détruire le moindre objet courant. Ce charpentier de métier a conservé chaque clou et chaque marteau qui sont jamais passés entre ses mains. Par exemple, aussi rouillé et tordu qu’ait été ce clou retiré du bois lors de la rénovation de la maison Nonni, Sverrir était incapable de le jeter. Et Sverrir a participé à la rénovation de beaucoup de bâtiments historiques .

recycling06_bv-300x122Lorsque sa maison d’Akureyri menaça de déborder, Sverrir donna à sa passion la forme d’une collection publique. Dans le Sud de l’Eyjafjord, au Smámunasafn Sverris Hermannssonar ou « Musée des petites choses », sa passion de la collection est documentée avec une grande sensibilité esthétique. Si les clés, poignées de portes et forets se ressemblent tous, leur disposition obéit à un ordre autonome, soigneusement réfléchi et commenté avec amour .

« Les gens pensent que je dois être fou… Je n’ai pas jeté un seul crayon de papier depuis mon apprentissage en 1946… On me voit comme un excentrique… Comme c’est étrange. » La sérénité enjouée avec laquelle Sverrir présente sa marotte se transmet peu à peu au spectateur, qui ne perçoit au début que le grotesque, la pulsion d’accumulation ou l’encombrement  oppressant. On s’émerveille alors d’un vieux porte-plume que des souris ont traîné dans leur nid et rongé un peu, puis laissé intact en fin de compte.

Que faire de la cannette vide, que faire du fourneau Rafha qu’on dit dépassé par la technique, et que faire des ustensiles de pêche du siècle dernier ? Musées et centres artistiques ne peuvent à eux seuls résoudre durablement le problème du recyclage en Islande. Les visiteurs doivent eux aussi apporter leur contribution.

À Grenivík, tout au fond de l’Eyjafjord, se trouve un petit musée de la pêche, une cahute de bois utilisée pour accrocher les appâts aux palangres et saler le poisson pêché. Outils, lignes, vêtements de travail et récipients y sont exposés. Des poissons séchés sont suspendus au plafond par des sangles vertes. C’est jour de fête, et on distribue à l’entrée du poisson séché avec du beurre. Ce sont des lanières fibreuses comme celles que l’on trouve partout sous emballage.

Des coups sourds retentissent devant la cabane. Quelques Islandais s’exercent à émietter un gros poisson. Il faut une certaine force physique pour broyer et user cette masse sèche et cassante. Au point que la tête du marteau se détache du manche et manque de peu un spectateur. Enfin, désintégré et réduit en fibres, le poisson cède et on procède à sa distribution.

recycling08_bv-300x203Tandis que je mâche encore, je découvre une sangle verte près du rocher qui a servi d’enclume. Un soupçon me vient, qui se voit confirmé dans la cabane : le marteau était une pièce de musée, mais le poisson aussi. J’avale – l’objet exposé est consommé sans retour. Je jette un œil au cercle des mangeurs et me dis en moi-même : les Islandais ne prennent-ils pas la question du recyclage un peu trop au sérieux ?

Traduction: Cyrille Flamant

deDas Exponat ist unwiederbringlich verzehrt

ukThe exhibited object has been irreversibly consumed

La boulangère

troll-imadeWEB-1Les hommes, parmi lesquels se trouvaient aussi quelques femmes, philosophaient sur le banc comme chaque matin, tandis que les gens arrivant de la gare de l’Est se pressaient pour attraper leur bus et arriver à l’heure sur leur lieu de travail ou sur les bancs de l’école. Le lieu de travail des hommes et des femmes du banc de la gare de l’Est était ce banc. C’était une bonne chose, car ils économisaient ainsi le montant que l’on doit payer pour emprunter un moyen de transport qualifié de public dans ce pays.

Dans ce pays, on ne laisse pas monter un passager juste parce qu’il promet au chauffeur de bus qu’une dame l’attend à destination et qu’elle paiera son billet, en sachant bien qu’aucune dame ne l’attend. Ce passager qui était tout sauf aveugle voyagea ainsi à travers tout le pays, visita Heimaey dans les îles Vestmann et fut tout étonné qu’on lui refuse l’accès à l’appareil lorsqu’il entreprit enfin de prendre l’avion pour découvrir sa destination. La perspective qu’une dame l’attendrait pour payer son billet fut insuffisante.

Tryggvi voulut savoir ce que j’en pensais et fut étonné de m’entendre dire que ça ne changeait pas grand-chose qu’un bus traverse le pays avec dix places libres plutôt que onze. Je fus à mon tour surpris par sa réaction, car je ne connaissais pas Tryggvi comme ça. Je ne compris mieux que lorsqu’il m’expliqua que le garçon en question avait alors neuf ans. Je n’aurais pas pu deviner que ce fraudeur que le chauffeur avait laissé monter n’avait que neuf ans, car à neuf ans, la plupart des enfants disent maman, ma tante, ma grand-mère ou ma sœur, mais jamais Kona, « une dame ». Les Islandais de neuf ans ne disent donc pas maman, tante, grand-mère ou sœur, ils disent « une dame ». Et à l’occasion, certains d’entre eux sont à cet âge déjà des Landshornaflakkari, des vagabonds.

Le pays où les alcooliques hommes et femmes, sur un banc devant la gare de l’Est, contribuent à la subsistance des nécessiteux, est un autre pays. Dans ce pays, les enfants disent maman, tante, grand-mère, sœur ou quelque chose comme ça si la panique leur a fait oublier leur carte de transport, ou simplement la vérité. Ce qui ne les aidera pas à arriver en classe pour y écrire ce devoir terrifiant qui représente leur dernière chance de passer dans la classe supérieure. Non, ça ne les aidera pas. Que le garçon ait été affolé par le devoir décisif au point d’oublier son abonnement, ou même qu’il soit un type réglo qui préfère demander au chauffeur s’il peut voyager pour cette fois sans abonnement plutôt que de risquer d’être appelé un fraudeur ; tout ça ne l’aidera pas. Et que le chauffeur attende, à moins de 50 cm de l’arrêt, que le feu passe du rouge à l’orange, puis au vert, ne l’aidera pas non plus ; pour lui, la porte reste fermée. On peut entendre ses coups suppliants sur la vitre, mais sa supplique reste sans réponse. Les chauffeurs de bus ont eux aussi le droit d’exercer l’autorité. Comme chacun dans ce pays.

Heureusement, non loin de la gare de l’Est, on trouve un « Bon Fournil» tenu par une boulangère. Les clients apprécient l’endroit, car la gérante prépare elle-même ses pâtisseries et propose des gâteaux russes ou des Apfelstrudel à la turque en plus des viennoiseries industrielles classiques comme les spirales au pavot, etc. Pour les travailleurs, il y a de la solianka maison, à des prix que les travailleurs peuvent payer. Sur la vitrine de la boulangerie, la gérante proposait des phrases visibles de loin. Je remarquai par exemple la phrase suivante alors que j’étais déjà installé dans le bus :

Même avec les pierres qui se dressent sur son chemin, on peut bâtir de belles choses

Le matin suivant, je demandai à la gérante, qui parle déjà bien allemand, qui était l’auteur de cette phrase. Elle me regarda d’un air étonné et me confia qu’il s’agissait d’une phrase de Goethe. Chaque week-end, elle inscrivait une phrase sur la vitrine, et l’effaçait le lundi lorsqu’elle faisait les carreaux. Mais la veille, elle était arrivée trop tard pour faire les carreaux.

Its-your-road_05.12.13-1024x768Par la suite, elle inscrivit toujours le nom de l’auteur sous la phrase, car elle avait compris que dans ce pays, on donne de la valeur au qui, et non au quoi. Et on vit donc se succéder, phrase après phrase :

Sois toi-même le changement que tu souhaites pour le monde

Semaine après semaine, toujours une phrase différente. Et le nom de l’auteur se trouvait toujours sous la phrase. Jusqu’à ce qu’un jour la vitrine s’orne d’une phrase sans auteur :

Sans l’amour
tout sacrifice est un fardeau
toute musique n’est que bruit
et toute danse une fatigue.

Elle attendit ma question pendant quatre jours, puis elle n’y tint plus. Tout en emballant mes gâteaux russes dans leur sachet, elle me demanda, comme ça en passant, si le nom de l’auteur de cette phrase ne m’intéressait pas. L’absence de nom était donc intentionnelle. Mais ce qu’elle ignorait, c’est qu’elle avait choisi la mauvaise phrase pour son stratagème, que je déjouai en lui répondant :

« Si, mais il y a longtemps que je connais son nom ».

Depuis, on ne trouve plus de nom sous les phrases. Comme le dit avec raison le philosophe Daniel-Pascal Zorn :

Celui qui croit aux philosophes n’a rien appris d’eux.

Wittgenstein-1024x768Et puisque tout don permet un don en retour, je rendis à la boulangère une phrase qu’elle nota et qui occupa ensuite la vitrine pendant toute une semaine. Sans donner de nom. Car que devrait-on penser d’un quoi qui a besoin d’un qui pour être un quoi ? Un quoi qui ne doit pas sa survie à lui-même, mais d’abord à un qui, à quoi bon sa survie ?

Le piquant de l’histoire : le Bon Fournil est situé juste en face d’une école. Les enfants fréquentent volontiers la boutique, ou bien ils lisent les phrases depuis l’arrêt d’en face, en attendant le bus qui les conduira à leurs devoirs. Les écoles de ce pays n’enseignent pas la philosophie. La philosophie vient donc jusqu’à l’école, mais ne souhaite pas y entrer. Elle se contente d’être devant la porte, pour ainsi dire dans la rue.

À la gare de l’Est de Munich, les nécessiteux apprécient la proximité des hommes et femmes charitables qui ont le banc pour lieu de travail. Les nécessiteux tirent toujours derrière eux un petit chariot à roulettes et trifouillent avec de longues tiges dans la poubelle à côté du banc pour voir s’il s’y trouve peut-être encore quelque trésor attendant d’être sauvé, sous la forme de bouteilles de bière vides que certaines machines permettent d’échanger contre quelques sous. Depuis que le gouvernement a introduit un programme social auquel il a donné le nom du DRH d’une grande entreprise, car ce dernier réunissait les qualités requises de déloyauté et de favoritisme, depuis lors, les nécessiteux récoltent les bouteilles consignées dans les poubelles. Et ils trouvent toujours ce qu’ils cherchent, ce pourquoi  ils y reviennent volontiers, chez les alcooliques. Les hommes et femmes charitables assis sur le banc ne voient rien de tout cela. Ils ont plus important à faire. Ils doivent philosopher.

Et le garçon de neuf ans avec ses dames ? Tout ce que je sais, c’est qu’il doit déjà approcher de la quarantaine, s’il est encore vivant, et qu’il peut lire aujourd’hui encore le récit de ses voyages. Dans les archives des journaux de Reykjavik. Sous le titre : Landshornaflakkari.

Comme le dit si bien le pêcheur Stefán Hörður Grímsson dans son poème Orsök :

« On devrait permettre à tout homme d’affirmer qu’il se connaît lui-même aussi absurde que cela puisse paraître mais dire qu’il connaît un autre homme est soit de l’impolitesse soit de la politesse comme le savent tous les hommes civilisés qui consomment leur nourriture à bon escient. »

C’était un pêcheur qui est un poète.

Traduction: Cyrille Flamant

deDie Bäckersfrau

ukThe baker

Incompréhensif

Troll_Illu_1Un chercheur demanda un jour à un vieillard ce que lui évoquaient spontanément les concepts d’intelligence, raison, perception, utilité, réalité, illusion, croyance, éducation et logique.

Unbenannt-17-1024x704Le vieillard s’appuya à nouveau sur son tronc et grommela : « Tu peux rabâcher mille fois aux hommes qu’ils ne se trouvent absolument pas sur une petite bande de terrain paisible et immobile, mais qu’ils foncent à cet instant même vers le soleil à une vitesse totalement vertigineuse, tu peux le leur enseigner à l’école, leur faire apprendre par cœur, tu peux même les convaincre que les choses sont ainsi, ça ne les empêchera pas de croire dur comme fer qu’à ce moment précis, le soleil se lève en toute tranquilité sur cette petite bande de terrain paisible et immobile. »

Voilà pour ce qui est des concepts d’intelligence, raison, perception, utilité, réalité, illusion, croyance, éducation et logique.

Traduction: Cyrille Flamant

deVerständnislos

ukIncomprehensible

Parlez haut et fort!

troll-imadeWEB-1Depuis des milliards d’années, chaque nouveau-né, quels que soient le jour et le lieu de sa naissance, est capable de comprendre n’importe  quelle langue humaine en un temps très bref, sans aucune explication d’un professeur ni exercice sophistiqué.

Tous ceux qui sont jamais nés, quels que soient le jour et le lieu de leur naissance, n’ont eu qu’à entendre prononcer, pendant les 15 minutes qui ont suivi leur naissance, des phrases formulées avec une grammaire correcte dans une langue qu’ils n’avaient jamais entendue, et après seulement 15 minutes, tous ces nouveau-nés, quels que soient le jour et le lieu de leur naissance, reconnaissent les phrases formulées dans cette langue inconnue avec une grammaire incorrecte.

Je nomme compréhension efficace cette capacité indispensable ; sans elle, toute compréhension par représentation serait impossible, et sans compréhension par représentation, l’homme serait parfaitement incapable d’identifier une pomme comme une pomme, et mourrait de faim.

Je demanderai au lecteur toute sa discrétion quant au fait que je suis le genre de personne qui a perdu cette capacité avec le temps, car j’avoue honteusement que je suis maintenant plus bête qu’au jour de ma naissance.

La signification d’une phrase est son usage. Ce qui impliquerait que soit décrite la chose qui y est désignée, c’est-à-dire cet objet de référence auquel renvoie l’identificateur, le mot, ce qui exigerait nécessairement qu’une représentation spécifique y soit liée, et si différentes représentations étaient liées à l’objet de référence, on aurait créé un identificateur dépourvu de chose identifiée, ce qui poserait la question du but dans lequel cet identificateur a bien pu être créé.

Traduction: Cyrille Flamant

deSprich laut und deutlich

ukSpeak loud and clear

ukTala hátt og snjállt

Introduction à l’intelligence territoriale

GirardotLes principes fondamentaux de l’intelligence territoriale ont été établis par la méthode d’évaluation et d’observation Catalyse et s’articule autour de trois axes :

  • Considérer les besoins exprimés par les populations concernées comme le point de départ pour bâtir des projets d’action.
  • La participation pour réunir toutes les intelligences, susciter la coopération des volontés et des énergies, et inciter à la concertation pour dépasser les cloisonnements, les clivages et les tensions.
  • L’instrumentation scientifique. Les TIC ont permis aux acteurs de travailler en réseau en dépit de la distance et de la sectorisation. Le recours aux outils scientifiques comme l’analyse multicritère et la représentation spatiale apportent la distanciation utile à l’émergence de projets nouveaux. Ces outils sont ensuite utiles aux acteurs pour argumenter leurs projets, puis pour gérer et évaluer leurs actions. Ils leur permettent également d’observer leur territoire et d’avoir une vision prospective.

A l’époque, mais c’est encore souvent le cas, les projets étaient construits à partir des compétences des acteurs ou – pire encore – les missions étaient conçues par des cadres trop souvent éloignés du théâtre des opérations. Cette prépondérance donnée aux besoins s’est vite avérée cohérente avec le cadre conceptuel du développement durable. Catalyse a ensuite rapidement répondu aux craintes des acteurs et des usagers par trois principes éthiques : le respect de la vie privée, la coopération et la participation.

Le Projet Concerté du Département du Doubs, Mosaïque, au sein duquel Catalyse a été conçue entre chercheurs et acteurs a été une des 40 actions-modèles du 3e Programme Européen de Lutte contre la Pauvreté, puis du premier Programme Européen d’Insertion Économique et Sociale Horizon. Mosaïque a été sélectionné à la suite d’une évaluation locale du RMI qui avait montré la complexification et la diversification des besoins des bénéficiaires du RMI dans le contexte de la crise socio-économique des années 80. Les besoins débordaient les dispositifs médico-sociaux de l’état providence et supposaient le décloisonnement de l’action médico-sociale et la mobilisation des acteurs publics et privés. Mosaïque a accompagné près de 3000 personnes démunies avec de bons résultats en matière d’insertion économique et sociale. Elle a soutenu de nombreuses initiatives dans les domaines sociaux, du logement, de la prévention sanitaire et de la protection sociale, des réseaux d’entraides, du microcrédit, et surtout de l’insertion économique et sociale. La carte santé, devenue par la suite la Couverture Médicale Universelle, est l’une d’elle. Elle a fait des émules en Europe comme à Charleroi en Belgique. Mosaïque a également soutenu à l’origine les Jardins de Cocagne qui témoignent de la prise en compte de la dimension écologique parallèlement à la professionnalisation des plus démunis. L’évaluation régulière de Mosaïque à démontré, jusqu’au niveau de la Commission Européenne, avec l’appui des évaluateurs nationaux, l’importance de la problématique de l’insertion socio-économique des jeunes, des travailleurs sans qualification, des travailleurs âgés et des ruraux. Mosaïque a coordonné dès 1991, avec d’autres actions-modèles européennes et les premières Maison de l’Insertion (Huelva, Charleroi, Auxerre, Périgueux principalement), le premier Réseau Européen d’Insertion Economique et Sociale (REIES) qui a convaincu la Commission Européenne d’élargir le thème de la pauvreté vers l’insertion économique et sociale, avec le programme Horizon.

C’est dans le cadre du REIES que sont nées les ambitions scientifiques qui vont déboucher sur l’intelligence territoriale, et qu’ont été conduites les évaluations ou des observations de nombreuses initiatives innovantes, entre autres :

  • Carte Sociale, Observatoire Local de l’Emploi et évaluation du Projet Urbana « Huelva en acción » à Huelva (Espagne)
  • Evaluation des Boutiques Solidarité de la Fondation Abbé Pierre et des Haltes des Amis de la Rue
  • Evaluation de la Mission Régionale de l’Emploi de Charleroi (Belgique) du Groupement d’Employeur pour l’Insertion et la Qualification de Pontarlier, de la Maison de l’Insertion de l’ Yonne
  • Diagnostic préliminaire pour le Plan Départemental d’Insertion du Doubs
  • Réseau national d’observatoire des migrations Accem (Espagne)
  • Réseau d’observatoires régionaux pour la mise en place du revenu minimum au Portugal

En 1998, le concept d’intelligence territoriale a affirmé son ambition scientifique de rassembler « l’ensemble des connaissances pluridisciplinaires qui, d’une part, contribue à la compréhension des structures et des dynamiques territoriales et, de l’autre, ambitionne d’être un instrument au service des acteurs du développement durable des territoires ». Le travail de recherche engagé alors a débouché sur la constitution du Réseau Européen d’Intelligence Territoriale en 2002 qui regroupe des équipes de recherche et des acteurs territoriaux, puis sur l’action de coordination scientifique européenne du European Network of Territorial Intelligence (caENTI) dans le cadre du 6e Programme-Cadre de Recherche et de Développement Technologique de l’Union Européenne, de 2006 à 2009.
Les outils Catalyse ont connu une forte évolution grâce à la CaENTI, qui a engagé des recherches spécifiques dans les champs de l’observation territoriale coopérative et de la gouvernance participative.

Au delà de l’identification des possibilités et des contraintes techniques qu’elle rencontre au plan local (infracommunal notamment), l’observation territoriale s’est affirmée comme une méta-méthode pour intégrer et analyser l’information territoriale, dont l’objectif n’est plus seulement l’aide à la décision pour les gouvernants, mais aussi de devenir un outil d’information accessible à tous au service d’une meilleure participation.

La gouvernance s’affirme également, notamment au niveau territorial, comme un processus d’élaboration concertée d’un projet de développement durable en favorisant la participation de la communauté territoriale dans son ensemble, pour résoudre un problème concret dans un temps donné. L’intelligence territoriale a pris de la distance vis-à-vis des concepts d’intelligence économique, qui poursuit exclusivement une logique économique et financière. Clairement orientée vers le développement durable, l’intelligence territoriale a ajouté de nouveaux principes éthiques à la gouvernance participative : co-construction, apprentissage, solidarité, rationalité, transparence, prévention et précaution.

La caENTI a permis de construire et d’intégrer un réseau européen, passant de quinze membres en 2006 à une cinquantaine de partenaires en 2009, en Europe et dans le reste du monde. Après avoir candidaté à plusieurs programmes européens de large échelle répondant à des enjeux sociétaux importants, le réseau a obtenu en une action de coordination internationale : « International Network of Territorial Intelligence » (INTI), avec une forte participation de l’Amérique Latine et, à présent, du Maghreb. Des contacts en Asie et en Amérique du Nord, tant au niveau d’équipes de recherche que d’initiatives locales sont aussi à l’œuvre.

Face aux enjeux sociétaux exacerbés par la crise de 2008, et dans lesquels la raréfaction des énergies fossiles et les dérèglements environnementaux prenaient une place croissante l’intelligence territoriale a orienté sa réflexion vers des avancées concrètes vers le développement durable. Comment combiner concrètement les objectifs économiques, sociaux et environnementaux du développement durable au niveau d’un territoire ? Selon quel processus, quel agenda, organiser la transition socio-écologique d’un territoire vers le développement durable ? Comment renforcer la résilience d’un territoire face aux risques économiques, sociaux, culturels et environnementaux ? La transition socio-écologique, l’évolution des comportements individuels qu’elle implique, la résilience territoriale, la gouvernance latérale se sont imposés comme de nouveaux concepts clés qui ont fortement structuré les propositions de projets européens et qui sont devenus des objets importants de communications dans les conférences et séminaires internationaux du réseau INTI : « Innovation écologique et sociale » (Strasbourg, France, septembre 2010), « L’économie durable au sein de la nouvelle culture du développement » (Liège, Belgique, septembre 2011), « l’Intelligence, la Communication et l’Ingénierie territoriales » (Gatineau, Québec, octobre 2011), « Vulnérabilités et résilience entre le local et la global »  (Salerno-Caserta, Italie, juin 2012), « Intelligence territoriale et globalisation. Tensions, transition et transformation (LaPlata, Argentine, octobre 2012), «Intelligence territoriale, transition socio-écologique et résilience des territoires » (Besançon et Dijon, France, mai 2013), « Innovation sociale et nouveaux modes de gouvernance pour la transition socioécologique (Huelva, Espagne, novembre 2013) et « Vers une intelligence durable des territoires : les échelles de la résilience » Roscoff, mai 2014.

Dans le cadre des manifestations scientifiques, l’intelligence territoriale rencontre et s’intéresse également à un ensemble de concepts nouveaux qui veulent concourir au développement durable comme les assemblages, les capabilités, les biens communs, la justice environnementale, l’économie circulaire, etc., dont elle cherche la convergence au sein d’un nouveau modèle de développement fondé sur les comportements humains, et orienté vers la recherche du bien être de chacun et de tous. Elle produit également de nouveaux concepts comme la valorisation du terroir ou la qualité du territoire.

Il s’agit de permettre à chaque communauté territoriale d’orienter sa voie vers le développement durable en combinant concrètement cohésion sociale, diversité culturelle, protection de l’environnement et efficience économique.

Bien sûr ces nouvelles orientations se traduisent également per de nouvelles initiatives :

  • Observatoire de la transition socio-écologique en Franche-Comté
  • Fontaines d’Ouches, un quartier en transition, Dijon, France
  • Observatoire d’intelligence territoriale et de transformation à Minas, Urugay
  • Programme de gestion intégrée face au changement climatique à LaPlata, Argentine
  • Observatoire pour la valorisation du territoire de la Province de Ouarzazate, Maroc
  • Diagnostic sur la qualité du territoire de Béjaia, Algérie
  • Rôle des femmes dans les initiatives et luttes citoyennes pour l’amélioration de la qualité de vie environnementale, sociale et économique (Argentine, Franche-Comté, Guadeloupe)

Ainsi INTI améliore le projet concerté de recherche de l’intelligence territoriale en répondant à des appels à projet, en participant à des initiatives locales ? Ce projet, actualisé à l’occasion de chaque manifestation scientifique, propose quatre axes de recherches et deux thèmes transversaux :

  • Les territoires, liens entre espaces géographiques et communautés dans la transition vers le développement durable (Université de Franche-Comté, France)
  • Information, communication, connaissance dans une culture alternative du développement guidé par le bien-être de chacun et de tous (Université de Franche-Comté, France)
  • Agenda de gouvernance organisant les réformes structurelles et les initiatives pour la transition socio-écologique (Université de Huelva, Espagne)
  • Modèles et systèmes d’observation pour le développement durable des territoires (Université de Liège, Belgique)
  • Vulnérabilité des territoires, populations vulnérables et résilience territoriale (Université de Rennes, France)
  • Genre et développement durable des territoires (Université de Salerno, Italie)

Ce numéro spécial présentera en trois parties, les apports conceptuels dans les différents axes de recherche de l’intelligence territoriale, des initiatives marquantes, et des apports nouveaux. Notre objectif étant de sensibiliser davantage nos décideurs politiques à ce champs de recherche/action.

Houda Neffati et Jean Jacques Girardot

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