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fr: bon à rien

Dissonance cognitive

troll-imadeWEB-1Ònytjungur :Alors, quoi de neuf dans la société de l’information basée sur la science ? Les derniers événements n’augurent rien de bon.

Tilvera : Une aube nouvelle point enfin, c’est le temps des héros, les poètes et penseurs longtemps disparus sont de retour et vivent une renaissance.

Ònytjungur : Voilà qui est réjouissant. Tu as lu leur poésie ? Leur prose est-elle gracieuse ?

Tilvera : Leur forme de prose a un parfum de réchauffé, car on l’y a déjà employée avec succès ; elle trouve aujourd’hui toujours plus de partisans, mais ils la nomment dorénavant science.

Ònytjungur : Un progrès. Car ce sont bien les poètes qui détiennent le savoir, comme chacun le sait ici. Et quel est le thème abordé ? La nature, l’amour, l’homme en soi, la vie intérieure ?

Tilvera : Les questions posées portent sur la véritable condition humaine. Plus précisément, sur les perceptions, pensées, opinions, attitudes, souhaits ou intentions. Ce qu’ils appellent des cognitions.

Ònytjungur : Intéressant. Un vaste domaine.

Tilvera : Plus précisément, un domaine très limité. Il s’agit uniquement de savoir ce que l’on doit faire d’un homme qui, fuyant pour échapper à des assassins et garder la vie sauve, a perdu tous ses biens : doit-on lui donner asile, ou non ?

Ònytjungur : Comment est-ce possible ? La question a été résolue depuis des temps immémoriaux, de génération en génération, dans toutes les cultures et sans contradiction. Que peut-on encore y ajouter ?

Tilvera : C’était avant l’arrivée des psychologues à la pensée pondérée. Ces derniers estiment qu’agir est incorrect, car il faudrait au préalable penser avec pondération. En effet, une action sans pensée pondérée préalable devrait être diagnostiquée comme un refus de la réalité, dont la cause serait un caractère pathologique. Caractère résultant lui-même d’une incertitude, d’une absence de réflexion, de la simple peur d’envisager les choses jusqu’à leur fin, d’un aveuglement, d’une faiblesse morale. Ces maux seraient dus à ce qu’on appelle des éthiques de conviction, qui imposent des exigences maximales impossibles à satisfaire et brandissent des idéaux abstraits comme des ostensoirs. L’être à la pensée pondérée serait donc devenu nécessaire pour aligner les possibilités avec la réalité.

Ònytjungur : Apparemment, quelqu’un n’a pas supporté que la réalité ne reste pas derrière l’écran que chacun tient devant son nez, même ici dans notre solitude, et qu’elle surgisse brusquement devant l’écran. C’est pourtant là qu’elle a toujours été, comme nous le savons toi et moi, mais il semble qu’aucun d’entre eux ne l’ait remarqué. Ce qui n’est pas étonnant, quand on a toujours le nez collé à l’écran et que les perceptions, pensées, souhaits et intentions portent sur ce qui est visible à l’écran, et non sur ce qui existe devant.

Tilvera : Eh bien, les psychologues à la pensée pondérée se voient eux-mêmes comme une tribu d’Indiens d’Amazonie promise à l’extinction, et exigent donc d’être protégés comme des Tibétains en Chine.

Ònytjungur : Laisse-moi deviner : puisque ces poètes sont des psychologues qui se prennent pour des scientifiques, ça n’est jamais d’eux-mêmes qu’ils parlent, mais bien sûr des autres. La psychologie n’est-elle pas devenue une profession dans le but de soigner par des méthodes adaptées un individu concret posant un danger physique pour lui-même ou pour autrui, tâche pour laquelle personne jusqu’alors ne s’était déclaré compétent ? Qu’ont-ils maintenant à voir avec le pluriel ?

Tilvera : C’était avant que les psychologues à la pensée pondérée de la société de l’information basée sur la science ne diagnostiquent une dissonance cognitive collective.

Ònytjungur : Et qu’est-ce qu’une dissonance cognitive ?

Tilvera : Une sensation désagréable qu’un homme éprouve s’il a plusieurs cognitions irréconciliables. La dissonance cognitive est liée à une situation donnée et dépend d’une décision prise, d’une prise de conscience ou d’un comportement.

Ònytjungur : As-tu seulement remarqué que cette définition se rapporte à un singulier, donc à un individu concret, mais que tu parlais tout à l’heure d’un pluriel, donc d’un collectif ? As-tu perdu la faculté du langage au cours de ton long voyage ? Nos poètes t’ont-ils manqué ?

Tilvera : Je me contente de rapporter fidèlement un discours, et n’en suis donc pas responsable.

Ònytjungur : Tout cela semble très complexe. Tu éveilles ma curiosité. D’après l’état actuel des connaissances scientifiques, la somme des perceptions, pensées, opinions, attitudes, souhaits et intentions qu’une personne accumule tout au long de sa vie ne peut être qu’unique ; elle ne peut être identique à celle d’une autre personne. Tu affirmes maintenant que cela n’est pas vrai.

Tilvera : Eh bien, ce n’est pas moi qui l’affirme. Je me contente de rapporter ce que j’ai entendu. N’as-tu jamais été envahi par une sensation que tu trouvais désagréable ? En découvrant des incohérences dans tes perceptions, pensées, souhaits et intentions ? Je veux dire par rapport à tes attitudes et à ton comportement.

Ònytjungur : En été, chacune de ces fichues longues journées. Mais pas en hiver.

Tilvera : En vérité, il n’y a que cinq événements différents pouvant engendrer une dissonance cognitive.

Ònytjungur : Alors peut-être que même moi, je pourrais comprendre. Explique, n’aie crainte !

Tilvera : Cette sensation apparait par exemple lorsqu’on a pris une décision alors qu’il existait d’autres alternatives attrayantes.

Ònytjungur : J’ai déjà rencontré un tel individu. Il avait choisi une voiture grise, et avait amèrement regretté toute sa vie de ne pas avoir acheté la rouge. Il y a aussi l’homme qui avait épousé une femme et qui… mais je ne vois pas le rapport.

Tilvera : La sensation apparaît aussi lorsqu’on a pris une décision qui s’avère erronée.

Ònytjungur : Je connais ça aussi. Mais pour l’un, la cause n’était pas la couleur de la voiture, mais la région qu’il a parcourue avec, et pour l’autre, ça n’était pas sa femme. Je ne vois toujours aucun rapport…

Tilvera : Cette sensation apparaît aussi lorsqu’on prend conscience qu’une affaire engagée se révèle plus difficile ou moins agréable que prévu.

Ònytjungur : C’est vrai. L’un tentait de traverser la rivière Krossa avec sa Ford Fiesta grise, l’autre se plaignait que sa femme l’oblige à choisir entre changer de caleçon au moins une fois par semaine et renoncer à se faire des câlins. Qu’est-ce que ça peut bien…

Tilvera : C’est aussi une sensation qui apparaît lorsqu’on entreprend de grands efforts, pour réaliser ensuite que l’objectif atteint n’est pas à la hauteur des attentes.

Ònytjungur : Je connais ça depuis longtemps. L’un appelait au secours de toutes ses forces, dans l’espoir que quelqu’un entende ses cris et accoure, car sa voiture grise était presque invisible au milieu de la Krossa, mais ne parvenait qu’à s’user la voix, car la Krossa faisait plus de bruit que lui, et l’autre changea de caleçon, mais il était déjà trop tard, car sa femme s’était endormie. Tu ne m’as toujours pas dit…

Tilvera : La sensation apparaît par exemple aussi lorsqu’on se comporte d’une manière contraire à ses convictions, sans que cela ait une justification externe sous forme soit d’intérêt ou de récompense, soit de coût ou de punition.

Ònytjungur : Cela aussi m’est familier. L’un était convaincu que l’Italie était un pays chaud où l’on trouvait des ponts ; de même, il était convaincu qu’ici dans les hautes terres, on devait traverser des fleuves, et qu’il lui fallait donc une voiture tout-terrain, et il était pourtant venu jusqu’ici en Ford Fiesta, tandis que l’autre, contrairement à ses convictions, changeait de caleçon chaque semaine, bien qu’il soit à chaque fois trop tard. Mais que diable est-ce que tout ça peut avoir à faire avec la question de donner ou non asile à un homme qui, fuyant pour échapper à des assassins et garder la vie sauve, a perdu tous ses biens ?

Tilvera : Le problème est qu’alors, les attitudes et les comportements sont perçus comme contradictoires ; étant donné qu’il s’agit d’un comportement volontaire, ce comportement cause une excitation corporelle.

Ònytjungur : Intéressant. Et y a-t-il une échappatoire à ce qui est présenté là comme un dilemme ?

Tilvera : Les psychologues à la pensée pondérée estiment que cela nécessiterait quatre étapes. Peu importe selon eux l’étape par laquelle on commence.

Ònytjungur : Et ces étapes sont ?

Tilvera : Pour résoudre le problème sous-jacent, il serait nécessaire de changer de perspective afin d’identifier de nouvelles pistes de solutions. La découverte de la solution mettrait un terme à la dissonance.

Ònytjungur : Génial. Il suffit que les hommes ne considèrent plus les réfugiés de guerre comme des réfugiés de guerre qui , fuyant pour échapper à des assassins et garder la vie sauve, ont perdu tous leurs biens, pour que s’ouvrent de nouvelles pistes de solutions qui n’avaient encore jamais été identifiées, car ces gens étaient considérés par erreur comme des réfugiés de guerre qui, fuyant pour échapper à des assassins et garder la vie sauve, avaient perdu tous leurs biens.

Tilvera : Autre étape possible : renoncer à ses souhaits, à ses intentions ou à ses attitudes.

Ònytjungur : De mieux en mieux. Est-ce que les psychologues à la pensée pondérée proposent aussi des institutions dans lesquelles on pourrait se reconvertir, de sorte que les souhaits et intentions, ou encore l’attitude consistant à donner asile à des personnes qui, fuyant pour échapper à des assassins et garder la vie sauve, ont perdu tous leurs biens, soient graduellement modifiés et remplacés par une attitude consistant à ne plus leur donner asile ?

Tilvera : Il serait également possible d’atténuer l’excitation corporelle, par exemple par le sport, des activités compensatoires, le repos, la prévention du stress évitable, la méditation ou encore par la consommation d’alcool, de tranquillisants, de tabac ou d’autres drogues.

Ònytjungur : Voilà qui me donne une idée. Est-ce qu’on ne pourrait pas distribuer aux psychologues à la pensée pondérée des chèques-cadeaux pour des salles de sport, ou pour des cours de méditation, ou de la bière à volonté ? On obtiendrait au moins que ceux qui ne souffrent pas de dissonance cognitive comme ces psychologues à la pensée pondérée soient enfin libérés de leur bavardage, et peut-être même que cela conduirait les psychologues à la pensée pondérée à changer d’attitude, de sorte qu’un jour lointain, ils veuillent donner asile aux personnes en détresse.

Tilvera : Mais ce ne sont pas les psychologues à la pensée pondérée qui souffrent de dissonance cognitive, mais ceux qui souhaitent donner asile aux réfugiés de guerre, car ceux-ci, fuyant pour échapper à des assassins et garder la vie sauve, ont perdu tous leurs biens.

Ònytjungur : Ah tiens, vraiment ? Au cours de tes voyages, as-tu déjà croisé le concept de conscience morale ?

Tilvera : Partout où mes pas m’ont mené. Mais quel est le rapport avec la dissonance cognitive ?

Ònytjungur : Eh bien, la conscience morale est la sensation de quiétude ou d’inquiétude qui survient dans le conscient lorsqu’une action prévue, accomplie ou omise est en contradiction avec un principe moral qu’une personne considère comme impératif. Que faudrait-il en conclure, je veux dire par rapport à des psychologues qui composent de la poésie car ils se prennent pour des scientifiques ?

Tilvera : Qu’un âne reste un âne, même s’il mange une pastèque ?

Traduction: Cyrille Flamant

deKognitive Dissonanz

Calcul de base

troll-imadeWEB-1Ónytjungur : Admettons que tous les participants à la production de biens travaillent contre rémunération ; on doit bien en conclure que le coût du travail augmenterait avec chaque nouveau participant ?

Tilvera : Eh bien, il suffit de savoir compter pour…

Ónytjungur : Admettons encore que toutes les entreprises calculent de manière à réaliser un profit ; dans ce cas, chaque nouvelle entreprise à but lucratif ajoute à ses coûts de production ses frais généraux et sa marge bénéficiaire.

Tilvera : Affirmer autre chose serait…

Ónytjungur : Alors je te prie de m’expliquer comment il se peut qu’un service que j’ai obtenu gratuitement soit plus cher que le même service qu’une entreprise à but lucratif me facture sur la base de ses frais généraux et de sa marge bénéficiaire.

Tilvera : Seul un benêt connaissant mal les opérations de calcul de base pourrait accepter une telle absurdité.

Ónytjungur : Ce qui augurerait mal des connaissances en calcul de base dans le pays d’où je viens. À une époque, un prestataire de service aidait gratuitement les chercheurs d’emploi à trouver un nouveau poste, car ceux-ci étaient, par le biais d’une ponction sur leur revenu, les employeurs du prestataire. J’ai constaté qu’aujourd’hui, ce service est assuré par 6671 entreprises à but lucratif qui en retirent un chiffre d’affaires annuel de 19,1 millions d’euros en vendant leurs 856195 biens, qu’elles-mêmes ont obtenus gratuitement. Si mes calculs sont bons, ceci n’entraîne-t-il pas une augmentation du coût annuel du travail, puisqu’il faut y ajouter les frais généraux et la marge bénéficiaire de ces 6671 nouveaux prestataires ?

Tilvera : Eh bien, il est clair qu’une fois dans ta vie, tu as rencontré un professeur capable de t’enseigner ce que les gens attendent en général du calcul. Mais tu sais sans doute également qu’une règle n’énonce que le fait qu’il existe des exceptions. La question qui se pose serait donc avant tout celle de cette attente, le calcul n’a rien à voir là-dedans.

Ónytjungur : Ce qui expliquerait que là-bas, une seule et même personne  a pu affirmer que 571 n’était pas supérieur ou inférieur à 844, mais égal, sans être contredit.

Tilvera : Maintenant, tu exagères.

Ónytjungur : Aucunement. Là-bas, ils expliquent qu’ils ne prélèvent aucune contribution sur les besoins vitaux de l’être humain, c’est-à-dire sur les choses dont l’homme a absolument besoin pour pouvoir survivre physiquement selon les lois de la nature. Et ils ajoutent qu’ils assureront la satisfaction de ces besoins vitaux pour les personnes incapables de le faire par elles-mêmes.

Tilvera : Ce qui fait sens. C’est bien là une condition de base pour une communauté : sans cela elle n’en serait pas une. Par ailleurs – si les choses n’étaient pas comme tu les décris – se poserait aussi la question de ce qui pourrait justifier la prétention à prélever une part de tout revenu dépassant le minimum vital, si en contrepartie on ne couvrait pas les besoins vitaux de ceux qui ne sont pas en état de le faire eux-mêmes, pour quelque raison que ce soit. Il ne s’agit bien que de couvrir les besoins vitaux, et rien de plus.

Ónytjungur : C’est bien cela.  Mais alors comment est-il possible qu’une seule et même personne, dans un même instant, doive accorder à une personne incapable de couvrir elle-même ses besoins vitaux une somme d’au moins 844€, car les faits l’y contraignent, étant donné qu’avec moins, cette personne ne serait pas en mesure de se nourrir à sa faim et de s’abriter dans une petite chambre, tandis qu’au même endroit, à celui qui est capable de subvenir lui-même à ses besoins et au-delà, on n’accorde qu’une somme maximale de 571€ ?

Tilvera : Parce qu’en matière de théories, les gens ne se laissent pas troubler par les faits ?

Ónytjungur : Ce qui expliquerait que là-bas, les besoins vitaux aient été divisés en 150 types de prestations qui sont ensuite distribuées par 40 administrations différentes.

Tilvera : Laisse-moi deviner : les différentes prestations doivent être rassemblées et décomptées dans un système de contrôle et de calcul complexe de manière à ce que le résultat final soit toujours le même chiffre, et ce quel que soit le nombre de prestations et les administrations à l’origine des versements.

Ónytjungur : Là-bas, une personne démunie sur quatre doit attendre des prestations prioritaires qui ne sont pas versées à temps.

Tilvera : Ce qui voudrait dire que le système n’empêche pas seulement la pauvreté, mais qu’il la produit aussi.

Ónytjungur : Abandonner la capacité à calculer et confier cette tâche aux ordinateurs s’est révélé une grave erreur.

Tilvera : Mais les ordinateurs calculent plus vite.

Ónytjungur : Alors il est vraiment surprenant que depuis lors, salaires et appointements n’y soient versés au plus tôt que le 12 du mois suivant. Quand j’avais douze ans et que je calculais moi-même chaque samedi le salaire hebdomadaire des ouvriers du bâtiment, en notant au stylo-bille salaire brut, taxes, charges sociales, salaire net, etc. sur les fiches de paie pendant que le patron allait chercher l’argent liquide à la banque, tous les décomptes de salaire étaient prêts chaque samedi avant midi pour que la secrétaire puisse répartir l’argent et les fiches de paie dans les enveloppes avant que les premiers ouvriers se rassemblent en file devant le bureau. Peux-tu t’imaginer ce qui serait arrivé si les salaires n’avaient été virés sur un compte que le 12 du mois suivant, parce qu’il m’aurait fallu tout ce temps pour calculer les salaires ? Et n’oublie pas qu’à l’époque, ces ouvriers pouvaient encore puiser dans leur épargne pour patienter jusque-là.

Traduction: Cyrille Flamant

deGrundrechnen

La société de l’information basée sur la science

troll-imadeWEB-1Tilvera : En démocratie, il n’y a pas d’impuissance. La puissance de l’homme peut être brisée par l’homme, par la révolte de la conscience morale, par la société civile.

Ónytjungur : L’homme qui ne veut rien dire fait souvent appel à des concepts creux. Et puisque la marque distinctive des sociétés est leur prédilection pour le bavardage…

Tilvera : Je n’ai pas utilisé de concept creux.

Ónytjungur : Intéressant. Et que dois-je me représenter en entendant les mots démocratie, conscience morale et société civile ?

Tilvera :La démocratie est la souveraineté du peuple, la société civile est la société de l’information basée sur la science, et la conscience morale est envisagée comme une instance particulière de la conscience humaine qui détermine comment on doit juger.

Ónytjungur : Et tu crois que tu améliores ton énoncé en y ajoutant d’autres concepts creux ? Et la conscience morale n’est-elle pas le sentiment de calme ou d’agitation qui pénètre la conscience lorsqu’un acte projeté, réalisé ou omis est en accord ou en contradiction avec un principe moral qu’un individu considère comme impératif ?

Tilvera : Je n’ai toujours pas utilisé de concept creux.

Ónytjungur : Intéressant. Et que dois-je me représenter en entendant les mots société de l’information basée sur la science et conscience humaine ?

Tilvera : La société civile occidentale, bien sûr.

Ónytjungur : Tu as remarqué que tu tournais en rond ?

Tilvera : Parce que j’utilise des synonymes ?

Ónytjungur : Pas du tout. Parce que tu confonds affirmation et réalité.

Tilvera : Et donc, d’après toi, que serait la réalité ?

Ónytjungur : Eh bien, la réalité serait par exemple la phrase d’Albert Einstein selon laquelle la science sans religion est boiteuse, et la religion sans science est aveugle.

Tilvera : Et d’après toi, que serait l’affirmation ?

Ónytjungur : Que la société civile occidentale est une société de l’information basée sur la science.

Tilvera : Tu veux me faire croire que ton intelligence n’est pas encore suffisamment développée pour établir un rapport entre l’énoncé d’un scientifique et les énoncés d’une société de l’information basée sur la science ?

Ónytjungur : Tout à fait. Car c’est bien cette société de l’information basée sur la science qui, aujourd’hui comme hier, a non seulement produit, détenu et utilisé des bombes nucléaires contre la volonté de ce scientifique, mais considère par-dessus le marché comme parfaitement normal et légal qu’une poignée de charlatans puisse l’éliminer, et avec elle tous les hommes sur terre, quand bon leur semble, avec une ampleur et dans des proportions qui feraient passer les atrocités des barbares du Moyen-Âge pour de minables exercices de débutant. Si mes souvenirs sont bons, cet attribut de l’humanité se nomme humanisme évolutionniste.

Tilvera : Ce qui n’est pas un mal, car comme je le disais en préambule, il n’y a pas d’impuissance en démocratie, car la puissance de l’homme peut être brisée par l’homme, par la révolte de la conscience morale, par la société civile.

Ónytjungur : N’est-il pas vrai que quand l’homme évoque une possibilité existant théoriquement, c’est qu’il a dégénéré à l’état d’idéologue ?

Tilvera : Tu contestes le fait que la puissance de l’homme peut être brisée par l’homme ?

Ónytjungur : Que vas-tu croire là ? Mais il faut savoir être un idéologue pour professer que le motif déclencheur ait jamais été la révolte de la conscience morale d’une société civile.

Tilvera : Et d’après toi, qu’est-ce qu’un idéologue ?

Ónytjungur : Au sens neutre, il s’agit d’un imbécile qui prend ce qui lui est présenté à travers une meurtrière pour une importante conception du monde.

Tilvera :Tu oublies l’existence de l’intellect.

HalbierterBaum-225x300Ónytjungur : Justement non. Car l’intellect et le sentiment collectif sont deux concepts disjoints. Leur point commun est que l’absence de l’un est nécessaire à l’autre.

Tilvera : Les démocraties ne sont rendues possibles que par l’articulation entre sentiment collectif et intellect.

Ónytjungur : Eh bien, ça expliquerait pourquoi après plus de deux mille ans, la civilisation occidentale n’a toujours pas connu de vraie démocratie.

Tilvera : Et quelle structures a-t-elle donc connu, selon toi ?

Ónytjungur : Si je me réfère de nouveau à un scientifique, dans ce cas Aristote, qui a introduit le concept de démocratie, alors la démocratie désigne le pouvoir de ceux qui sont guidés par l’arété, c’est-à-dire le courage, la générosité, la libéralité, la justice et la sagesse. Tu sais sans doute aussi que le limites du courage, de la générosité, de la libéralité, de la justice et de la sagesse ne sont en aucune façon des limites de pays ou de terrains, et tu ne vas pas me faire croire que parmi les structures que tu nommes démocraties, il se trouve un seul exemplaire qui soit basé sur les différents critères identifiés par Aristote et qui agisse selon ces critères.

Tilvera : Non, sans doute, mais qu’est-ce que ces structures peuvent être d’autre ?

Ónytjungur : On retrouve ici le même principe que pour la phrase d’Einstein et celle que la société dite de l’information et basée sur la connaissance en a tirée. Ici, le résultat est que ces structures aiment justement à se présenter comme des démocraties pour ne pas devoir reconnaître qu’il s’agit de pures dictatures. La différence entre ces structures et celles que l’on considère comme des dictatures réside uniquement dans le nombre de dictateurs qui y officient.

Peut-être s’agit-il ici d’une forme particulière d’une constante anthropologique qui survient dans les sociétés de l’information basées sur la science, et dont le résultat est que l’homme doté d’intelligence aime à remplacer des mots à connotation négative par des mots positifs autant qu’il aime s’emparer de concepts à connotation positive pour masquer la réalité d’une mesquinerie constante. La première opération est somme toute inoffensive, car en entendant les mots parc de recyclage, personne ne s’imaginerait autre chose qu’une déchetterie. L’autre direction en revanche présente un danger, car elle entraînerait fatalement l’oubli de ce que désigne le mot démocratie.

Tilvera : Il suffirait donc de nommer une dictature démocratie pour qu’il devienne impossible de savoir ce qu’est une démocratie.

Ónytjungur : Pour le dictateur, la dictature est toujours le pouvoir du peuple.

Tilvera : Tu oublies le sentiment collectif.

Ónytjungur : Tu parles de cette posture créée pour conditionner les gens à soutenir un individu ? Est-ce qu’elle n’aboutit pas à la formation d’une sorte de groupe social qui renforce le comportement tribal mais abêtit la science ?

Tilvera : Il y a des choses plus graves.

Ónytjungur : Et pourquoi cet argument me rappelle-t-il celui du garçon qui affirmait qu’il oeuvrait à la guérison du monde, car lui s’était contenté de dépouiller son camarade de classe, tandis qu’un autre l’avait aussi battu ?

Traduction: Cyrille Flamant

 deDie wissenschaftsbasierte Informationsgesellschaft

ukThe information society based on science

Éducation, intelligence et civilisation

troll-imadeWEB-1Tilvera : Il est clair que la civilisation n’a commencé qu’avec l’alphabétisation. L’homme a droit à l’éducation.

Ónytjungur : De quelle alphabétisation parles-tu ? L’aptitude à la lecture ou le passage à une langue écrite ?

Tilvera : Est-ce que le passage à l’écrit ne suppose pas l’aptitude à la lecture ?

Ónytjungur : Si je me souviens bien, l’alphabétisation fut jadis répandue par des missions chrétiennes pour apporter aux peuples la Bible dans leur langue. C’est comme ça qu’est né l’alphabet cyrillique, par exemple. Et cette fois, de quel livre s’agit-il ?

Tilvera : Il s’agit du droit de chaque homme à l’éducation.

Ónytjungur : L’image ne suffit-elle pas à l’éducation ?

Tilvera : Pour pouvoir se faire une image, il faut être doté d’intelligence.

Ónytjungur : Qu’appelles-tu intelligence ?

Tilvera : Il y a différentes sortes d’intelligence.

Ónytjungur : Qui prétend cela ?

Tilvera : Le quotient intellectuel.

Ónytjungur : Tu parles du test de Rorschach des cogniticiens .

Tilvera : C’est de la science. Seule l’alphabétisation permet d’atteindre un quotient intellectuel supérieur.

Ónytjungur : Eh bien, puisque l’intelligence est devenue mesurable et que l’éducation nécessite l’alphabétisation, j’ai quelques questions qui m’occupent depuis déjà longtemps et auxquelles je n’ai pas trouvé de réponse.

Tilvera : Vas-y, je t’écoute.

Ónytjungur : Un analphabète serait-il capable de fabriquer un engin électronique complexe ?

Tilvera : Non.

Ónytjungur : À quoi ressemblerait un aéronef construit par un analphabète ?

Tilvera : À un costume d’oiseau, j’imagine, mais nous savons bien que personne ne pourrait voler avec ça.

Ónytjungur : Un analphabète serait donc aussi certainement trop bête pour comprendre comment opérer la fusion de deux noyaux atomiques ?

Tilvera : Quelle idée ! Moi-même, j’en serais incapable, et je suis pourtant très instruit. Seules des personnes dotées d’un QI supérieur au mien en sont capables.

Ónytjungur : Alors à quoi te sert d’avoir appris à lire ? À lire que d’autres savent opérer la fusion de 2 noyaux atomiques ?

Tilvera : Par exemple.

Ónytjungur : Et qu’il existe des objets volants capables de décoller d’un côté de la planète et d’atteindre l’autre côté en à peine une demi-heure ?

Tilvera : C’est une information importante.

Ónytjungur : À quoi sert-elle ?

Tilvera : À savoir combien de temps il me reste pour me mettre à l’abri.

Ónytjungur : À l’abri de quoi ?

Tilvera : De l’explosion d’une bombe atomique.

Ónytjungur : Tu veux me convaincre que la civilisation a commencé avec l’alphabétisation, et que l’homme a droit à l’éducation afin par exemple d’avoir le temps de se mettre à l’abri de l’explosion d’une bombe atomique inventée, fabriquée, stockée et utilisée par des hommes grâce à une alphabétisation réussie et à des quotients intellectuels supérieurs ?

Tilvera : Je n’ai pas dit ça comme ça.

Ónytjungur : Mais 70 ans après Hiroshima et Nagasaki, c’est bien à cela qu’on aboutit, non ?

Tilvera : Jusqu’à présent, les 1200 incidents majeurs signalés, tout comme les quelques alarmes informatiques qui se déclenchent chaque semaine aux États-Unis, se sont toujours bien passés.

Ónytjungur : Et pourquoi est-ce que cela me rappelle l’histoire du cambrioleur qui décida de s’introduire à la nuit dans une nouvelle maison, puisque ses cambriolages s’étaient tous bien passés jusqu’alors et qu’il ne s’était jamais fait pincer ?

Tilvera : Parce que tu es un imbécile.

Ónytjungur : Alors il y a du bon à pouvoir rester un imbécile. Est-ce que je t’avais déjà raconté que la mère d’Albert Camus ne disposait que d’un vocabulaire de 400 mots ?

Tilvera : Et qu’est-ce que tu en déduis ?

Ónytjungur : Qu’un vocabulaire de 40 000 mots ne rend pas nécessairement plus intelligent, mais plus éloquent.

Tilvera : Tu portes un jugement sur Albert Camus ?

Ónytjungur : Que vas-tu croire là ? Si je me souviens bien, nous parlions de cogniticiens, d’hommes qui, grâce à une alphabétisation réussie et à un QI supérieur au tien, ont inventé, fabriqué, stocké et utilisé une bombe atomique, du cambrioleur qui qui décida de s’introduire à la nuit dans une nouvelle maison, puisque ses cambriolages s’étaient tous bien passés jusqu’alors et qu’il ne s’était jamais fait pincer, et de toi, qui crois encore après 70 ans que la civilisation n’a commencé qu’avec l’alphabétisation et que l’homme aurait donc droit à l’éducation.

Tilvera : Et alors quoi, il n’y a pas droit ?

Ónytjungur : Ça n’est pas mon affaire. Car je ne peux parler que pour moi. Et j’ai déjà appris ce dont j’avais besoin, décidé qu’il valait mieux rester bête, et je préfère que les choses me soient racontées ; par des personnes qui ont mérité ma confiance. Après tout, il n’y a pas de pluriel à intellect.

En mémoire des enfants vaporisés les 6 et 9 août 1945 au nom de la civilisation, de l’intelligence et de l’éducation, de ceux qui sont mort de leurs séquelles et de ceux qui en souffrent encore aujourd’hui.

Traduction: Cyrille Flamant

deBildung, Intelligenz und Zivilisation

ukEducation, intelligence and civilisation

isMenntun, gáfur og siðmenning

Le reste appartient à l’Histoire

La techno creuse des brèches droites et régulières dans la lourde chaleur de la mi-journée. Sous un dais rouge, des vacanciers stoïques sont vautrés comme chaque midi dans les fauteuils de jardin rembourrés du bar, les regards consomment visages et corps étrangers comme des spots publicitaires bon marché qu’on laisse glisser devant ses yeux avec curiosité et ennui au milieu d’un film. Sur la route côtière, de lourdes remorques surbaissées peintes d’un beau blanc éblouissant transportent leurs véhicules blindés blancs à travers les corps bronzés que la mer a déposés là ; des maillots et costumes de bain dégoulinants, une bière fraîche juste sous les yeux, ne les remarquent même pas et scrutent l’autre côté de la route à la recherche d’éventuels fauteuils libres sous l’énorme enceinte noire. Un convoi militaire muet peint en blanc traverse sans bruit les pulsations de la techno. Ils ne laissent plus passer les unités de l’ONU vers l’intérieur du pays, indique l’article en troisième page qu’Ònytjungur a devant lui. Ce soir encore, ils resteront à attendre dans leurs remorques surbaissées.

Ònytjungur a l’impression qu’on lui a fendu la tête en deux avec une hache, il fixait les gens, sa bière, les gens, sa main, la bière, les visages, les corps, et sentait ses pensées s’efforcer de recoudre et de rassembler les deux moitiés disjointes.

Là-haut, c’est la vallée avec son silence de mort, avec les restes de murs noircis par la fumée, les poutres carbonisées et mutilées, on peut encore sentir les habitants, la sueur de leur travail, les épices de leur déjeuner, mais ils n’étaient plus là. Maison après maison, un paysages de ruines muet, comme si une coulée de lave mortelle avait descendu la vallée et emporté, arraché, consumé, enfoncé tout ce qui se dressait sur son passage. Mais les prairies vertes et jaunes, les buissons touffus, la négligence luxuriante étaient toujours là, les ruines calcinées aussi fraîches que si une seule nuit s’était écoulée et avait tout changé. Silence de mort. Odeur d’incendie. Fermes sans toit, les unes après les autres, et au prochain virage la prochaine ruine. Une vallée qui a apporté la mort. Et toujours ce sursaut en apercevant à travers les arbres un coin de maison intact, de plus près, en fait celle-là aussi est calcinée, sans toit, certains murs criblés d’éclats de balles, d’autres sans traces de combat, simplement incendiés, une maison après l’autre, et encore une après l’autre, au milieu de ça un paysan devant ses fenêtres à rideaux, devant sa cour intacte, cultive avec amour les légumes de son jardin. Un Croate.

BildKrajina2-300x200Où est ton voisin, Croate, voudrait lui crier Ònytjungur, et il voudrait y aller, mais il n’y va pas, il ne lui demande pas. C’est que cette maison est intacte, tout à fait paisible même au milieu de toutes les ruines, qu’elle était déjà là au moment où on a brûlé des fermes, abattu des familles, et bombé « HOS » sur les restes de mur calcinés, comme on appose fièrement son titre au bas d’une condamnation à mort. C’était un témoin de l’époque, comme le disent les historiens. Ce paysan qui cultive ses légumes dans son jardin. C’était son voisin. Et peut-être s’est-il terré dans sa maison, en se disant sans doute, ça ne nous regarde pas, mais il est bien plus probable qu’il se tenait lui aussi devant la maison du voisin lorsqu’elle a brûlé, peut-être avait-il lui aussi une torche à la main. Cette même main qui extrait avec soin les mauvaises herbes de la terre du jardin. Car les légumes sont croates. Le voisin, lui, était un Tchetnik. On dit Tchetnik, pas Serbe, pour parler des Serbes, on prend un nom du passé, celui que se donnèrent un groupe de bouchers serbes pour pouvoir abattre des êtres humains. Le voisin est donc Tchetnik, pas Serbe. Ça facilite beaucoup de choses.

Le pompiste se fend d’un large sourire lorsqu’Ònytjungur s’enquiert de la route de Plitvice. Les panneaux qui indiquaient jadis la route de Plitvice avaient disparu, comme si Plitvice n’existait plus. Le pompiste de Josipdol sourit d’un air entendu, et ouvrit sa main comme s’il tenait un pistolet avant de replier plusieurs fois l’index. « Tchetniki », dit-il en souriant, comme si leur présence datait d’aujourd’hui.

Des faisceaux de câbles longent la route de Josipdol. Des lignes de communication pour l’armée croate, qui traîne dans les cafés et les bars, rieuse et détendue, ils ont l’œil des vainqueurs ; ils rient, détendus, dans leurs postes de combat dissimulés le long de la route derrière les cours de ferme et les bars. Un panneau géant sur le bord de la route ordonne aux étrangers de ne pas séjourner hors des localités, de ne pas s’arrêter, de ne descendre de voiture que dans les localités fermées. Mais il n’y a plus d’étrangers. Ils se pressent dans le vide touristique, sur la route côtière, vers les pontons et les places de port désormais libres.

Il y était aussi, c’est sûr, a pensé Ònytjungur, en regardant le paysan planter pensivement une rangée de plantes vivaces le long de son carré de légumes. Il y était aussi, c’est sûr, et il ne s’est pas caché derrière ses rideaux, car ils font tous partie d’une conjuration, ils se font des clins d’œil, ils s’interpellent les uns les autres. Ils échangent des sourires et discutent dans les rues de la ville proche d’Otocac, une commune de vainqueurs, on s’en est débarrassé, de ces Tchetniks, et là où ils étaient, le pimpant lotissement de résidences familiales s’orne d’une ruine noircie, un déblai au milieu des jardins en fleur. Ils se connaissent, ils se parlent. Loin de la stérilité et de l’isolement de l’Europe allemande, ils s’affairent et vaquent fièrement à leurs conquêtes, ici les horloges tournent bien moins vite, et on se parle par-dessus la rue d’un balcon à l’autre, on se connaît, on se connaît même de nom, les visages ont encore des noms, plus encore dès qu’on est dehors, dans les cours de ferme, dans la vallée. Et au-delà de toutes ces connaissances, on peut sentir, on peut voir ce qui va plus loin, le lien qui les lie tous : c’est un Croate, un Catholique, il fait partie de la famille. Maintenant plus que jamais, car c’est ensemble qu’on a nettoyé les Serbes, plus aucun Orthodoxe comme voisin. Les drapeaux croates ornent maison après maison, partout des militaires, des uniformes, des contrôles routiers. Entre les véhicules militaires et les vestes de camouflage vertes, des véhicules privés sans plaque d’immatriculation, deux, trois hommes en maillot de corps noir en route vers l’ennemi, véhicules sans nom, hommes sans nom. Mais pour la première fois, on est entre soi, soldat, civil et maillot de corps noir. On est entre soi, une circonstance qui n’a jamais eu de poids au cours des dernières décennies, car on faisait des affaires ensemble. Serbe, Croate, Catholique ou Orthodoxe, on se retrouvait pour un café et un brin de conversation. Désormais, les boutiques serbes sont vides, condamnées, il n’y a plus de Serbes, pas ici, plus ici. Désormais, il y a des voitures sans immatriculation et des maillots de corps noirs.

BildKrajina1-200x300Ònytjungur observe le profil de la soldate croate au milieu des vacanciers. Le visage dans l’ombre caché par des lunettes de soleil noires mates, la coupe de cheveux nette, la veste de camouflage grossière, le pantalon de treillis, la large ceinture sur la taille mince, la canette de bière, ce fin crucifix d’argent suspendu au lobe de l’oreille comme un corps balançant à une branche. Les vacanciers jettent des regards à travers l’ambiance détendue, elle non, elle fixe un poteau de béton. Un monument immobile, jusqu’à ce que le chef siffle et rassemble sa troupe. En une demi-heure, elle n’a vu personne dans cette illustre assemblée, rien d’autre que ce poteau de béton sous les enceintes. Cette soldat est une combattante, pense Ònytjungur, elle n’a pas besoin de voir autre chose que cette surface de béton, et son visage est détendu. Elle n’a même pas besoin de ses camarades, de l’autre côté, qui épient les bikinis par-dessus leurs canettes de bière en ricanant jusqu’au sifflement. Debout, on ramasse ses affaires, on continue. Des personnages dans un dessein. Au bout, une autre nation, nettoyée, purifiée. Un membre nettoyé de la communauté des nations, un partenaire nettoyé pour les affaires. Demain, on déblaiera les maisons calcinées et avec elles les dernières traces révélatrices. Cela n’aura jamais été, cela n’est déjà plus depuis longtemps. Le journal annonce déjà sur une pleine page que les plages sont propres, plus propres qu’elles ne l’ont été depuis longtemps, car elles sont restées quelque temps inutilisées. Des nouvelles importantes de Croatie. Ònytjungur parcourt la ville criblée de balles. L’homme meurt d’abord, puis la vérité, le reste appartient à l’Histoire.

Un immeuble d’habitation, un étage sur l’autre, un balcon après l’autre, le dernier balcon, au cinquième étage, est détruit, un voile noir couvre les murs au-dessus des chambranles carbonisés, l’appartement est criblé d’impacts derrière le balcon du cinquième étage, la guerre sur dix mètres carrés de cloison, le reste est intact. Là, des hommes ont été chassés par les armes, par la fumée, abattus dans l’incendie, les appartements du dessous ont pu rester des appartements, celui du haut était en territoire ennemi, maintenant il est à nouveau habité, du linge sèche sur la rambarde du balcon, du linge croate désormais. Le précédent locataire s’est-il barricadé, a-t-il peut-être même répliqué aux tirs, de sorte que cette unité d’habitation, parmi vingt autres sous le même toit, a été isolée, séparée et soumise à une concentration de feu ? Qu’est-ce qui a bien pu passer par la tête de cet homme, ou était-ce une femme, une famille, qu’est-ce qui leur est passé par la tête pour qu’ils fassent de leur salon une forteresse, à quelle distance pouvaient-ils voir, jusqu’au prochain tir, jusqu’à la prochaine minute, un petit appartement au cinquième étage d’un immeuble d’habitation, entouré d’ennemis qui hier encore étaient des voisins et qui désormais portaient des armes. Pourquoi lui ou sa famille ne sont-ils pas descendus ? Qu’est-ce qui a pu le pousser, la pousser, à faire de leur petit appartement confortable avec les photos de famille sur les commodes une position militaire, un poste de combat, des ennemis en haut, en bas, à côté, dehors et dedans, les rafales éclatent sur le mur du salon, la pièce prend feu sous les impacts. Les chefs de guerre de tous les pays ont fait de leurs villes des forteresses, partout et toujours, mais un salon au cinquième étage ? Ou bien ne voulait-on pas du tout qu’il descende, aurait-il rencontré devant sa maison la même fin que dans son salon pris sous la mitraille ?

Non loin, des hommes se saluent d’une tape sur l’épaule, commandent du café, une bière, s’assoient, parlent, le temps passe lourd et pensif, la journée s’achemine paisible et familière vers la fraîcheur du soir, un type enfonce un drapeau croate haut comme un homme à travers le toit ouvrant de sa petite voiture et s’en va quelque part, là où ce drapeau doit aller. Des vieillards sont assis sur les bancs du parc devant les façades détruites de la place du marché. Cette ville est nettoyée de ses Serbes, et des obstacles anti-chars aux portes de la ville marquent la fin de la route de Plitvice. Derrière le barrage anti-chars, on trouve les prochaines ruines au milieu des fermes intactes, la suite de la vallée est nettoyée de ses Croates. La vallée dans son ensemble présente un aspect identique, c’est une image, une réalité, deux parties séparées par des obstacles anti-chars ne pourraient pas se ressembler davantage. Seule la tête, le lieu de naissance des idées, sait qu’il y a de ce côté des Croates et pas de Serbes, de l’autre côté des Orthodoxes et pas de Catholiques, chaque côté désormais nettoyé de ses Serbes, de ses Croates, et lorgnant sur l’autre côté. Un homme à béret bleu se tient près de sa jeep blanche comme un poteau frontière, il marque la ligne de cessez-le feu, un clou planté dans la viande des têtes. Devant lui, dans la ville, l’armée croate se regroupe, les véhicules passent l’un après l’autre le poste devant le quartier général, la police militaire contrôle les ordres de marche à un point de contrôle, l’armée croate prend ses positions devant Plitvice.

L’homme rit depuis la capote ouverte de sa BMW munichoise. Ce n’est qu’un cessez-le-feu, rit-il, ça peut repartir à tout moment, ma maison est juste devant le barrage anti-chars, me voilà de retour à la maison. Il a une jolie maisonnette, le jardin est bien soigné, la parcelle voisine est une ruine noircie, une ex-maisonnette, un ex-voisin, une ruine solitaire au milieu des jardins en fleur bien soignés. Où est ton voisin, Croate, voudrait lui crier Ònytjungur. Mais l’homme rit dans sa décapotable ouverte, et sa BMW est astiquée avec une minutie toute allemande.

Ònytjungur doit beugler pour franchir le bruit de la techno et s’adresser au visage interrogateur de la serveuse stylée : « Vous avez des cevapcici ? » La jeune fille secoue la tête avec ennui. Puis elle sourit comme une mère dont l’enfant a encore posé une question absurde, et lui confie d’un air amusé : « plat serbe ! »

Sous un dais rouge, des vacanciers stoïques sont vautrés comme chaque midi dans les fauteuils de jardin rembourrés du bar, les regards consomment visages et corps étrangers comme des spots publicitaires bon marché qu’on laisse glisser devant ses yeux avec curiosité et ennui au milieu d’un film. Le beat de la techno réduit les cerveaux à cette indifférence sur laquelle fleurissent les nations. Jusqu’à ce que la première balle éclate à côté de toi. Mais alors il est trop tard. Le CD, lui, survivra, quelque part, dans une archive, pour les générations futures, comme témoin numérique d’une époque. Car la vérité change dès la première bière.

22. August 1994

(un souvenir à l’occasion du 20ème anniversaire de l’opération « Oluja»)

Traduction: Cyrille Flamant

deDer Rest ist Geschichte

ukHistory will take care of the rest

Au bout de plusieurs milliards d’années

troll-imadeWEB-1Tilvera : Un imbécile a affirmé que chaque nouveau-né, quels que soient le jour et le lieu de sa naissance, est capable de comprendre n’importe  quelle langue humaine en un temps très bref, sans aucune explication d’un professeur ni exercice pédagogique sophistiqué.

Ónytjungur : Si je ne me trompe pas, la logique humaine n’autorise que deux manières possibles d’envisager l’univers.

Tilvera : Et quelles seraient-elles ?

Ónytjungur : On pourrait dire que soit il n’existe que l’univers, soit il existe quelque chose en dehors de l’univers, donc quelque chose qui n’est pas contenu dans l’univers.

Tilvera : La théorie des ensembles. Et donc ?

Ónytjungur : Dans le premier cas, il est impossible d’ajouter ou de retirer quoi que ce soit à l’univers, tandis que cette possibilité existe dans la deuxième hypothèse.

Tilvera : Mais encore ?

Ónytjungur : En supposant que le premier cas soit vrai, alors tout devrait nécessairement être déjà contenu dans l’univers, et ce pendant toute la durée de l’univers.

Tilvera : Qu’entends-tu par tout ?

Ónytjungur : La totalité.

Tilvera : L’homme aussi ?

Ónytjungur : La capacité de le développer à partir de quelque chose d’existant, donc le potentiel.

Tilvera : Foutaises que tout cela.

Ónytjungur : Prenons toi, par exemple. Tu te trouves en cet instant au bout d’une chaîne dont tu es le dernier maillon, puisque tu n’as pas encore engendré d’enfant. Si mes informations sont bonnes, tu es le résultat de l’union de deux êtres humains de sexe différent, et je me permets de supposer que ces deux humains étaient eux-mêmes le résultat de deux humains de sexe différent, qui eux-mêmes… Je continue ? Je pose la question, parce que ça risque d’être long.

Tilvera : Mais l’homme n’a pas toujours été un homme, avant cela il était singe, et avant cela… Je continue ? Je pose la question, parce que ça risque d’être long.

Ónytjungur : C’est exact. La chaîne que je décrivais est-elle pour autant interrompue ? Ou n’a-t-on pas plutôt délimité des sections de cette chaîne ininterrompue et attribué à chacune d’elles un identificateur ?

Tilvera : Eh bien, on peut observer au zoo que les singes, eux aussi…

Ónytjungur : Et qu’en est-il des reptiles ? Je pose la question juste au cas où l’une des sections devait…

Tilvera : Il existe des indices qui démontrent qu’un être vivant repose sur l’union d’un être vivant préalable, quels que soient l’art et la manière de cette union.

Ónytjungur : Les bactéries aussi ?

Tilvera : Oui, par division cellulaire asexuée.

Ónytjungur : Là aussi, cela suppose l’existence d’une bactérie préalablement vivante.

Tilvera : C’est ce qu’il semblerait. Les bactéries peuvent même échanger des gènes entre espèces différentes, et sont capables d’intégrer dans leur propre ADN des fragments d’ADN fossile tirés de leur environnement.

Ónytjungur : Nous pouvons donc supposer l’existence d’une chaîne ininterrompue dont tu es en cet instant le dernier maillon ?

Tilvera : Et avant les bactéries ?

Ónytjungur : N’est-il pas vrai qu’électrons, neutrons et protons s’assemblent pour former des molécules qui déterminent la forme, tandis que leur composition spécifique détermine les propriétés ?

Tilvera : Alors tout s’explique par la matière.

Ónytjungur : Je ne suis pas un matérialiste.

Tilvera : Alors il n’y a que des contenus de conscience.

Ónytjungur : Je ne suis pas non plus un idéaliste.

Tilvera : Alors le psychique et le physique sont deux domaines de l’être strictement séparés et dotés d’une existence autonome.

Ónytjungur : Et je ne suis certainement pas un dualiste.

Tilvera : Alors qu’es-tu ?

Ónytjungur : Qu’est-ce que j’en sais ? J’ai juste parlé du potentiel, c’est-à-dire de la capacité de développement, d’une chaîne ininterrompue au bout de laquelle tu te trouves, tel que je te vois, et du fait qu’on ne pouvait rien ajouter à l’univers. Demande aux gens qui affirment que cela fait de moi un solipsiste.

Tilvera : Un solipsiste métaphysique, éthique ou méthodologique ?

Ónytjungur : C’est à ceux qui me collent cette étiquette de te répondre.

Tilvera : Bon, ton opinion est plaisante, mais est-ce que tu as un concept pour la désigner ?

Ónytjungur : Il n’y en a pas.

Tilvera : Tu es conscient que les concepts sans opinion sont vides, tandis que les opinons sans concept sont aveugles ?

Ónytjungur : Plus que conscient. Il y a 900 ans déjà, un homme déplorait le fait qu’il existait désormais un mot pour lequel il n’y avait pas de réalité, et qu’il existait auparavant une réalité pour laquelle il n’y avait pas de mot.

Tilvera : Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

Ónytjungur : Qu’il n’y a pas de concept pour mon opinion. Mais tu auras certainement du mal à prouver que mes pensées étaient dépourvues de contenu.

Traduction: Cyrille Flamant

deAm Ende von Milliarden Jahren

ukAt the end of several billion years