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Un enfant dans la société

troll-imadeWEB-1L’homme au manteau râpé ouvrit son cartable, en sortit quelques feuilles de papier et fit le tour de la salle pour les proposer aux quelques consommateurs attablés. Sans doute un courtier en assurances à la chasse aux clients et cherchant à exploiter sa toute dernière opportunité. Il y a 30 ans, le café Hresso était peu fréquenté en haute saison. Il n’y avait pas encore de touristes, et la plupart des Islandais adultes passaient alors leurs congés aux quatre coins du monde, ce qui donnait aux jeunes la possibilité de se procurer suffisamment d’argent de poche pendant les vacances. Le café Hresso était donc à cette époque fréquenté en majorité par des plumitifs, qui passaient là des heures à remplir des feuilles de textes, penchés de côté auprès de leur cafetière en fer blanc. À cette époque, l’alcool ne s’achetait que dans les magasins d’État, et on servait encore le café dans de grands pots d’un demi-litre qui préservaient les plumitifs de la déshydratation pendant les quatre heures suivantes. Il était d’ailleurs déconseillé de consommer de trop nombreux pots de ce puissant breuvage, et qui a déjà survécu au cauchemar d’une intoxication à la caféine saura de quoi je parle.

Ragnar engagea une vive discussion avec l’homme. Celui-ci n’était pas un courtier en assurances, mais un poète venu vendre ses deniers poèmes. Il voulut savoir si ses poèmes n’étaient pas assez bons, puisque Ragnar ne lui avait pas acheté une seule feuille, ce à quoi Ragnar répondit qu’il possédait déjà ces poèmes, avant de conclure par ces mots : « C’est un enfant dans la société ».

Halldór Laxness, déjà, élabora des considérations philosophiques sur le terme de société. Dans son livre « Í túninu heima », il se pencha sur la question de ce que peut bien désigner ce mot :

« La société n’existait même pas à l’époque où j’ai grandi. Nous voulons croire aujourd’hui qu’elle existe, afin de pouvoir l’améliorer, en dépit du fait que son adresse est inconnue et qu’il est impossible de la convoquer au tribunal. Il y a peu, j’ai demandé à une personne intelligente de ma connaissance si elle savait quel genre d’association était la société : le peuple, le gouvernement, le parlement, ou peut-être la somme de tout cela ? Mon ami a plissé le front puis a fini par me répondre : est-ce que ce n’est pas plutôt la police que ce mot peut désigner ? »

Aujourd’hui, les générations postérieures savent que la société existe certes, mais ne peut être améliorée. Car cette phrase d’Albert Einstein est applicable : « Pour être un membre irréprochable parmi une communauté de moutons, il faut avant toute chose être soi-même un mouton ». Ce à quoi Niklas Luhmann a ajouté :

« … Ce qui est vraiment trompeur quant à l’état mental des membres d’une société, c’est la convergence de leurs idées et conceptions. On pense naïvement que si la majorité des hommes partagent les mêmes idées ou sentiments, ceux-ci doivent être justes. Rien n’est plus éloigné de la vérité. La convergence en tant que telle n’est pas un gage d’intelligence ou de santé mentale… »

La société devient descriptible par le fait de ceux de ses membres qui ont en son sein des activités suffisamment fructueuses pour attirer l’attention. Pour ce qui est de l’attention, sa mesure est donnée par l’état mental qu’établissent les chiffres quotidiens de l’audimat. Avec le temps, on a simplement oublié que les communautés se formaient jadis pour trouver une nourriture suffisante, se protéger de la menace des autres espèces et apprendre les uns des autres. Avec la disparition de ces motifs, ces tissus sains sont devenus les tumeurs cancéreuses que l’on désigne par le nom de société. Par exemple, si l’on comparait le rapport entre le nombre de gens tués au nom du bien et ceux tués au nom du mal, il y aurait du souci à se faire, à cause de ceux que l’on ne considère pas comme des criminels.

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Bjarni Bernharður [Image: Kristinn Ingvarsson]

Les cafetières en fer-blanc de jadis ont disparu depuis longtemps, avec les plumitifs. Le café Hresso est maintenant bien rempli et fréquenté par des jeunes et des touristes, qui privilégient le coca-cola ou un liquide jaune présentant une certaine ressemblance avec de la bière.

L’homme, lui, est toujours là. Toutefois, il se tient désormais devant la porte, contre le mur, à côté de son « stand » de l’Austurstræti. Le poète et peintre Bjarni Bernharður vend toujours ses poèmes publiés à compte d’auteur (Egóútgáfan), désormais proposés sous forme de recueils reliés dotés d’un code-barres et d’un numéro ISBN.

Le baiser de la chauve-souris

Je demeurais
en une sombre caverne
de mon enfance

Lorsque la chauve-souris
m’embrassa

Ce chaud baiser
scella mon destin
Je pris le chemin
des nuits froides

à la frontière
entre lumière et ténèbres

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[Image: ruv.is]

Bjarni Bernharður propose pour 2000 couronnes son dernier recueil « Koss Leðurblökunnar », avec ses propres illustrations, mais aussi des versions anglaises de ses poèmes, pour les touristes. Rien ne pourrait démontrer avec plus de force que Bjarni Bernharður, dans sa soixante-cinquième année de vie, est resté désespérément optimiste.

Traduction: Cyrille Flamant

deEin Kind in der Gesellschaft

ukA child of society

Bielefeld n’existe pas ?

troll-imadeWEB-1« Écoutez bien et répétez!!! » serait la phrase qui l’a le plus marqué lorsqu’il entreprit d’apprendre l’allemand. De mauvaises langues affirment qu’avec ces mots, il aurait déjà intégré l’essentiel de ce qui caractérise et distingue les écoles allemandes. Ce qui n’est pas vrai, comme nous le prouve l’exemple d’une ville comme Bielefeld. Mais on pourrait citer une autre ville d’Allemagne, par exemple Bonn, ou toute autre ville qui ne compterait qu’environ 320 000 habitants. Prenons donc une de ces villes, prenons Bielefeld, comme représentante de toutes les villes allemandes caractérisées par le fait qu’environ 320 000 habitants y sont domiciliés.

La ville des poètes et des lecteurs

Eymundsson-150x150Bielefeld compte 129 maisons d’édition, qui ont publié en 2010 un total de 1505 livres, dont 350 pour les seuls domaines littérature et poésie, 286 traductions de littérature et poésie étrangères et, dans le domaine de la philosophie, 16 ouvrages écrits par des philosophes de la ville ainsi que 15 traductions de philosophes étrangers.

Ces œuvres des auteurs de Bielefeld sont imprimées par des imprimeurs et reliées par des relieurs, puis les 1505 ouvrages sont livrés aux 26 librairies de la ville afin d’alimenter en lecture les Bielefeldois impatients de consacrer les longues nuits d’hiver à leur passion : lire des livres. Et puisqu’à Bielefeld, un livre n’est un livre que s’il réunit le travail des poètes, graphistes et relieurs avec les connaissances des libraires, il est clair que les Bielefeldois envisagent l’activité de « lecture » comme autre chose que le visionnage de phrases et la consommation de textes. Année après année, ils attendent donc pour s’y immerger le retour du flot de livres, et se laissent surprendre par toute cette nouveauté, tout ce qui n’existait pas encore.

Cette situation a conduit à l’émergence à Bielefeld d’une communauté de tous ceux qui ont un lien avec la production de livres : l’Association des écrivains de Bielefeld, un syndicat d’auteurs qui a pour mission de protéger la liberté en littérature. Cette association s’occupe des accords avec les éditeurs, théâtres, médias, institutions et autres établissements qui souhaitent publier ou utiliser des œuvres.

C’est ainsi qu’à Bielefeld, 70 écrivains vivent de leur seule activité d’écriture ; la ville verse des commissions à un fond spécial qui couvre le prêt des livres par les bibliothèques publiques et leur utilisation comme supports pédagogiques par les écoles de la ville.

Poésie et littérature occupent à Bielefeld un rang si élevé que la laiterie de la ville a organisé un concours de poésie entre les écoliers de la ville et publié les poèmes des enfants sur les cartons de lait. Les familles bielefeldoises purent alors enrichir leur journée par la lecture de poèmes au petit-déjeuner, par exemple celui-ci :

Autrefois
j’étais si heureux
de le tourmenter
et personne n’osait me le reprocher

Maintenant
je l’ai vu aujourd’hui,
il est célèbre.
Je l’envie ;
que suis-je ?
Rien !

Bienvenue dans la ville

On ne s’étonnera donc pas que le maire de la ville s’adresse par écrit à ceux qui la visitent, les touristes, et leur explique que la probabilité qu’ils se trouvent dans la ville est faible, car la plus grande partie de l’humanité se trouve ailleurs, un fait établi scientifiquement :

« Le lieu de notre naissance est-il un hasard ? Est-il soumis à une loi générale ? Ai-je déjà existé sous une forme ou une autre avant de naître ? Ai-je eu quelque chose à voir avec le lieu de ma naissance ? Pourquoi Adolf Hitler et Eva Braun n’ont-ils pas eu d’enfants ? Est-ce qu’ils n’ont pas essayé d’en avoir ? Est-il possible qu’aucun enfant n’ait voulu d’eux comme parents ? Je ne sais pas, mais je ne crois pas aux coïncidences. Je ne crois pas que Dieu joue aux dés, surtout lorsque des vies humaines sont concernée. Ces pensées nous conduisent immanquablement à considérer le chat de Schrödinger. Il s’agit probablement de l’un des chats les plus célèbres au monde (peut-être après Ninja Cat). Personne ne sait encore comment il s’appelait ? Quel était donc le nom du chat de Schrödinger ? Abracadabra ? Je ne m’en rappelle plus. Appelons-le Phoenix. C’est un terme courant pour désigner les chats. Phoenix était de l’espèce qui existait et n’existait pas à la fois. Il existait donc toujours, et même si Schrödinger avait tué son chat avec un mauvais goût indéniable, le chat est toujours en vie dans la maison de Schrödinger, tandis que Schrödinger lui-même est mort depuis déjà longtemps :

Δx Δp ≥ h/2

Cela signifie-t-il que j’ai toujours existé, ou bien que je n’ai jamais existé, et que je n’existe donc pas maintenant non plus ? Impossible ! Cela voudrait dire que toute notre existence fut irréelle et n’a existé que dans notre imagination. Si je n’existe pas, alors toi non plus. J’ai eu du mal à y croire. Les faits parlent d’eux-mêmes. Si je ne suis pas vraiment, alors comment pourrais-je prendre l’avion pour la Finlande, m’envoyer une carte postale avec la photo de la présidente Tarja Halonen, rentrer à la maison et accueillir le facteur qui m’apporte ma carte ? Je ne sais pas. »

« Le père était alcoolique, et la mère toujours fatiguée »

« On peut comparer la nation à une famille, avec un père alcoolique qui serait saoul depuis des années…Il avait de grandes idées, surtout quand il en avait. Fort en gueule, il n’hésitait pas à envoyer balader son monde… « Qu’on ne me raconte pas de conneries ! » était sa devise, et sa famille lui faisait confiance. D’une part parce que sa famille l’aimait malgré son ivrognerie et ses erreurs, mais aussi parce que les gens avaient tout simplement peur de s’opposer à lui. Et la famille commença donc à se demander s’il n’était pas une sorte de génie plutôt qu’un alcoolique souffrant de troubles psychiques, un homme brillant capable de voir des choses que le loser moyen était trop bête pour voir… Pour finir, il fut bien obligé de reconnaître sa ruine mentale, physique et financière. Il partit donc en traitement. Et la famille resta, abasourdie, confuse et furieuse. »

Tel fut le discours du maire lors du deuxième débat sur le budget annuel de la ville, et ce discours fut salué par les citoyens, qui qualifièrent ses développements d’« effroyablement justes ». Néanmoins, le maire les mit en garde contre cette fureur, qui « brûle » les énergies et conduit à l’épuisement, car le chagrin et le désespoir engendrent l’inactivité. La colère est humaine et peut être nécessaire, mais si on la laisse s’accumuler, elle devient une substance mortelle qui empoisonne l’esprit. Telles étaient les paroles du maire, et il avait déjà annoncé dans son discours de présentation du budget municipal :

« Nous ne partageons pas une idéologie commune déterminée. Nous ne sommes ni de droite ni de gauche. Nous sommes les deux. Nous ne sommes même pas certains que cette question ait de l’importance… Combien de fois peut-on couper le gâteau ? Qui aura une petite part ? Et qui a besoin d’une vraiment grosse part ? Qu’est-ce qu’un luxe, et qu’est-ce qui est important ? Est-ce qu’il vaut mieux spolier les enfants que les personnes âgées ? »

Le politicien le plus honnête du pays

gnarr_cover-182x300À ce stade, il convient de préciser que ce n’est pas d’une ville dont il est ici question, mais d’une nation entière, qui ne compte justement pas plus de citoyens qu’une ville comme Bielefeld. Et que ce discours est celui d’un maire qui avait adopté le nom de Jón Gnarr , et dont le mandat qui l’a placé à la tête des 8000 employés de la ville de Reykjavik est aujourd’hui achevé. Si son mandat a pris fin, ce n’est pas parce qu’il n’aurait pas été réélu. Bien au contraire. Un an seulement après son élection, la nation lui conféra le titre d’homme politique le plus honorable du pays. Selon un classement des personnalités politiques islandaises publié dans le quotidien Morgunblaðið du 11/03/201, Jón Gnarr occupait la première place en matière de sincérité (28,8 %), de coopération avec la collectivité (23,7 %), de personnalité (29,5 %), tandis qu’il était la lanterne rouge pour ce qui est de la détermination (5,0 %), du pouvoir (5,6 %), de la fermeté de ses convictions (17,9 %) et la capacité à fonctionner sous pression (3,5 %), ce qui faisait de lui la personne la plus honnête et la plus honorable d’Islande.

Un classement qui en irritera plus d’un :  est-ce que ce ne sont pas justement les qualités de « détermination », de « pouvoir », de « fermeté des convictions » et de « capacité à fonctionner sous pression » qui distinguent les hommes politiques et qui font d’eux ce qu’ils sont, qu’ils soient en dictature ou en démocratie – ce qui à cet égard est du pareil au même – que le régime soit laÏque ou non ? Et cela signifie-t-il que les hommes politiques ne sont des hommes politiques que s’ils sont sincères, coopèrent avec la collectivité et sont dotés d’une personnalité ?

Et voici les derniers mots du discours de Jón Gnarr sur le budget annuel de la ville.

« Miss Reykjavik a un avenir devant elle. Peut-être a-t-elle eu un père alcoolique et une mère toujours fatiguée. Mais elle n’en reste pas là. Elle pardonne tout, supporte tout, et s’étire vers la lumière. Reykjavik a le potentiel pour être la ville la plus propre, la plus belle, la plus paisible et la plus vivante au monde, avec une réputation mondiale de sympathie, de culture, de nature et de paix ; un diamant qu’il nous appartient de polir et de faire briller. »

Le « comique »

Qu’est-ce qu’un « comique ? Donnons la parole à Jón Gnarr lui-même :

« Il y a un an, je me trouvai sur l’île de Porto Rico. Je venais de terminer un film pour lequel j’avais écrit le script et que j’avais produit avec quelques amis. J’étais au chômage et me demandais quel pourrait être mon prochain projet.

J’avais travaillé jusque-là dans une agence de publicité, avant d’être licencié suite à la récession et à la dépression économique. Je me tenais au courant de la situation en Islande via les sites d’actualités sur Internet. C’est devenu une habitude après l’effondrement. Avant l’effondrement, je m’intéressais peu à la politique, et je faisais même des efforts certains pour éviter d’avoir à suivre les événements dans ce coin de la société. C’est ce que j’ai fait jusqu’à ce que tout s’écroule dans un grand krach et que notre Premier ministre apparaisse à la télévision pour demander à Dieu de nous bénir. J’ai eu l’impression qu’on me giflait avec un torchon mouillé. Qu’est-ce qui s’était passé ? Après cela, j’ai commencé à suivre attentivement l’actualité. Où que j’aille, toutes les discussions tournaient autour de ça : dans les fêtes, les entretiens d’affaires et avec les amis croisés dans la rue.

En un instant, je suis devenu accro aux informations. Et plus je suivais les informations, plus j’étais en colère. En colère contre les banksters capitalistes. En colère contre le système qui avait échoué. Mais ma fureur la plus vive, je la destinais aux politiciens. Des idiots incapables et égoïstes, tous sans exception, pensais-je.

J’étais furieux contre moi-même, et j’en voulais aux gens qui avaient élu ces politiciens. Je voulais faire quelque chose. Je suis descendu plusieurs fois sur l’Austurvöllur pour participer aux manifestations. Mais je n’ai pas pu me décider à les rejoindre totalement. Je ne voulais pas jeter de ordures dans l’Alþing, ni me coltiner avec la police. Je ne voulais pas évacuer ma rage en ouvrant un blog.

Toute cette colère en moi et autour de moi a commencé à me faire peur. J’ai eu peur qu’elle se renforce et grandisse jusqu’à ce qu’il se passe quelque chose d’affreux. Je sentais la souffrance de tous. Je compatissais avec ceux qui, en signe de protestation, se taisaient en tapant sur des casseroles. Mais aussi avec les politiciens inquiets qui se précipitaient vers leurs voitures, ou se tenaient devant les caméras, la peur dans les yeux. Je compatissais avec les agents de police qui faisaient face à la foule en colère. Mon père était alors sur son lit de mort à l’hôpital local. Il avait été policier à Reykjavik pendant plus de quarante ans. Pendant toutes ces années, il n’avait jamais été promu à un rang supérieur, parce qu’il était communiste. J’étais triste qu’il meure sans avoir eu conscience que le parti gauche-verts était entré à l’Alþing. Ça l’aurait rendu très heureux. J’aime cette ville et j’aime ce pays. J’aime les gens qui l’habitent. »

Ce qui pose la question du sens qu’il peut y avoir à mesurer la grandeur d’une nation à son nombre de ressortissants.

Le Frankfurter Rundschau titra : « Un clown passe aux choses sérieuses» et Henryk M. Broder rapporta en direct de Reykjavik : « Reykjavik attend le coup d’État ».

Le « clown » Jón a remis la mairie entre les mains de son successeur. Le « coup d’État » est terminé. Pour autant : était-ce un clown ? Était-ce un coup d’État ?

Traduction: Cyrille Flamant

deBielefeld gibt es gar nicht?

ukDoes Bielefeld exist?

Corps de résonance

troll-imadeWEB-1Ils sont revenus. Nul ne peut les ignorer. Les couvercles de cuisine.

À chaque sujet abordé, le patron du salon de coiffure prenait une pose maniérée : « Les politiciens, c’est comme les pigeons. » De derrière, il a scruté l’expression du fautif dans le miroir et, voyant que la phrase n’avait pas manqué son effet, il répond au regard interrogateur et muet : « Quand ils sont en dessous de toi, ils te mangent dans la main, quand ils sont au-dessus, ils te chient dessus. »

Demo_12-150x150Visiblement, l’homme s’y connaissait en pigeons. Devant l’Alþing, le parlement islandais, on entendait battre couvercles, spatules et tout ce qu’une personne emporte habituellement dans ses poches si son chemin la mène au parlement. Cela battait et frappait contre toutes les surfaces aptes à faire pénétrer la voix du peuple à travers des fenêtres fermées. En effet, pourquoi se fatiguerait-on à rester debout en plein air des heures durant, exposé au vent et à la pluie, si ce n’est pour faire passer un message à travers des fenêtres fermées, et le rendre si perceptible qu’il empêche toute conversation normale, sauf à se crier dessus ?

L’idée qu’il fallait tirer les leçons du passé et que le parlement, accessible à tous sans la moindre protection jusqu’en 2008, devait être protégé contre le peuple, s’avéra d’une très grande stupidité. Cette année-là, le peuple avait pris d’assaut le parlement, une sorte de « défenestration de Prague » sans défenestration, et Halldór Guðmundsson rapporta dans son livre Nous sommes tous des Islandais que les parlementaires ne devaient la vie sauve qu’à l’absence d’arbre disponible pour les lyncher, le dernier arbre ayant été brûlé.

Pour qui connaît mieux les Islandais, il est clair qu’une chose pareille ne serait jamais arrivée, même si le parlement avait été entouré d’une forêt entière. Aucun des individus en colère n’y aurait même songé. Les Islandais apprécient l’humour lorsqu’il répond au critère « islandais smart ». L’acte d’incendier le seul arbre présent devant le parlement, le sapin gigantesque, l’arbre de Noël offert chaque année par la Norvège aux Islandais et qui parvient à la capitale en bateau, toujours à temps pour l’Avent, doit donc être considéré comme « islandais smart ». Cette année-là, ce sapin majestueux était donc parti en flammes. Les Islandais n’aiment pas enrober les réalités. Adieu paix, joie, petits gâteaux. Pour finir, c’était une question de pure survie.

Ces événements avaient manifestement laissé une trace profonde chez ces messieurs et dames du parlement, et le bâtiment était désormais ceint d’un « périmètre de sécurité » à la mode continentale. Une sorte de « rideau de fer » entre le peuple et ses représentants, plus d’un millénaire après la première colonisation de l’île.

Non que le peuple soit devenu plus violent au fil des siècles. Aucunement. Tout au contraire même. Mais il est plus facile d’installer un périmètre de sécurité que de se casser la tête à essayer de comprendre comment on a pu en arriver à devoir protéger les représentants du peuple contre ce qu’il représentent, mais qu’ils ne sont pas, et qui en conséquence, par crainte ou du moins par ignorance, ne se distinguent de Louis XVI que par le caractère provisoire et non héréditaire de leur mandat.

Demo_3-150x150Le « périmètre de sécurité » s’avéra une idée stupide car il fut délimité par des parois métalliques. Une invitation appréciée par tous ceux qui devaient rester devant la porte. Et c’est ainsi que pendant des heures, plus d’une centaine de bottes frappèrent contre les cloisons, pas en désordre, mais en rythme, ce qui généra des impulsions sonores qu’on entendait jusqu’à l’église de Hallgrimur. Le rythme battait entre les rangées de maisons comme si des tambours invisibles appelaient les guerriers de la prairie ; le parlement assiégé comme un cercle de chariots, et aucun John Wayne en vue pour libérer la bande des gentils des griffes des sauvages.

Quelques-uns de ces messagers stoïques firent preuve d’un esprit « islandais smart » dans la transmission de leur message : ils tournèrent le dos au parlement et firent face au peuple, sans oublier de frapper vers l’arrière avec force ; comme un cheval islandais qu’un palefrenier inexpérimenté a approché de si près qu’il en a souffert.

On est donc en droit de se demander ce qui avait causé cette confrontation.

Il s’agissait des négociations d’entrée dans l’UE. Mais ce serait encore une erreur de croire que cette population en colère était pour, ou contre, une adhésion de l’Islande à l’UI. Il s’agissait purement et simplement du respect d’une promesse électorale.

Le gouvernement issu des urnes avait promis lors des élections qu’il soumettrait au peuple la question de la poursuite ou non des négociations d’adhésion à l’UE, et que le peuple déciderait. À peine entré en fonction, le gouvernement interrompait les négociations avec l’UE, étant donné que de toute façon, les statistiques démontraient qu’une majorité d’Islandais voterait contre l’adhésion. Aussi logique qu’ait été la décision du gouvernement, la différence avec le point de vue de la population était immense : il ne s’agit pas de savoir si une majorité d’Islandais accepte ou refuse l’adhésion à l’UE, il s’agit de savoir si, lorsqu’un homme politique fait une promesse électorale, on doit accepter qu’il ne la respecte pas, quelle que soit l’absurdité de cette promesse. Et voici ce qui fait la grandeur d’un peuple : une parole est comme un contrat signé. Si l’exécution de ce contrat est stupide, c’est le problème de celui qui n’a pas su se taire. S’il s’était tu, il serait resté un sage et s’en serait tiré indemne. Ça n’a peut-être pas l’air très pragmatique, mais tout dépend de ce qu’on appelle le pragmatisme. Pour les Islandais, faire une promesse électorale et ne pas la respecter n’est pas pragmatique. Une démarche pragmatique consiste soit à respecter une promesse électorale, soit à ne rien promettre. Et pour que ce message passe clairement, il y a des couvercles et des spatules dans la cuisine.

Eh bien, les parlementaire ont bien entendu le message, et ont vite appris la leçon. Le lendemain, les cloisons métalliques avaient disparu, remplacées par une bande de plastique jaune anti-bruit.

Ce qui ne servit à rien. Car on trouvait devant le parlement suffisamment d’objets métalliques pouvant servir de corps de résonance : lampadaires, panneaux de signalisation, plots de stationnement, etc. Spatules et couvercles poursuivirent donc leur œuvre d’usure quotidienne, car la nature enseigne à chaque Islandais depuis son plus jeune âge que des gouttes d’eau tombant l’une après l’autre creusent même le basalte le plus dur.

Et puisqu’il semblait alors que les parlementaires n’oseraient pas quitter le bâtiment, car le peuple est devant la porte, ceux qui sont plantés devant la porte ont rempli leur devoir d’assistance et apporté de quoi se restaurer à leurs représentants du peuple. On ne pourrait pas en plus leur reprocher l’apparition d’éventuels œdèmes de la faim chez leurs députés. Seules les mauvaises langues affirment que les bananes étaient une référence au fait que les parlementaires, en abandonnant une promesse électorale, avaient abaissé la République au niveau d’une république bananière.

Cela dit, le processus consistant à faire le pied de grue devant un parlement pendant des heures, jour après jour, n’est pas nécessairement transposable à d’autres pays. Cela pourrait y conduire à l’effondrement de la nation. Car il faudrait y tambouriner pendant 365 jours. Chaque année. Devant les parlements, au niveau communal, départemental, régional et national. La rupture des promesses électorales est donc une coutume bien établie dans ces pays. Quelle importance a mon bavardage d’hier ? On s’en offusque, et on retombe dans le panneau la fois d’après. Bien bête celui qui croit que la pomme ne tombe jamais loin de l’arbre.

Dans une démocratie, c’est le valet qui choisit le maître, et c’est le poisson qui décide de la tête. Se moquer du maître ou de la tête n’est donc pas très pertinent. Il vaudrait mieux réfléchir au poisson et au valet plutôt qu’à la tête et au maître. Qui veut devenir un bon citoyen parvient bien à se contorsionner à temps.

EU-gurk-Flagge-B2-150x150On crée ainsi des structures dans lesquelles le droit fondamental d’un concombre à un rayon de courbure déterminé prévaut sur le droit de chaque homme à vendre des concombres savoureux. Et bientôt l’idée qu’une chose ne peut pas être mauvaise en Europe si on la trouve bonne ailleurs. Et en cas d’infraction, l’État est rappelé à son devoir : les conclusions explosives des cabinets d’avocats sont déjà rédigées, et attendent dans les tiroirs d’être distribuées aux parlementaires. Sous la forme d’injonctions, avec 9 chiffres avant la virgule. Peuple par-ci, peuple par-là. Et là, ce ne sont pas des bruits de couvercle qui marquent les parlementaires au plus profond d’eux-mêmes. Le mot magique est alors : « Allô, ici Boston Legal ! Mon client a un caillou dans sa chaussure. Vous avez envie d’une action en dommages-intérêts ?

Demo_9-150x150Il n’y avait pas un couvercle, là, juste sous l’évier ? Se pourrait-il que l’on remarque trop tard que le droit humain « Tous les hommes sont égaux » est aussi utilisé à des fins auxquelles il n’a absolument pas été créé ? Par exemple pour des gens qui cachent derrière l’expression « libre marché » le fait que ce qui leur importe vraiment sont des montants sur des comptes bancaires, et en aucune façon des « droits » ? Hormis le droit d’accroître ces montants jusqu’à l’infini ? Les riziculteurs indiens poussés à la faillite dans tel ou tel village n’ont-ils pas dû s’endetter pour quelque chose qui constituait jusqu’alors un facteur de de coût négligeable : les semences ? Et dans une démocratie, n’est-ce pas le poisson qui choisit sa tête, et non la tête son poisson ? Périmètre de sécurité par-ci, périmètre de sécurité par-là ?

Tous aux poissons ! voilà le couvercle… et maintenant, du beurre avec les poissons.

Traduction: Cyrille Flamant

deResonanzkörper

ukResonant bodies