Un enfant dans la société

troll-imadeWEB-1L’homme au manteau râpé ouvrit son cartable, en sortit quelques feuilles de papier et fit le tour de la salle pour les proposer aux quelques consommateurs attablés. Sans doute un courtier en assurances à la chasse aux clients et cherchant à exploiter sa toute dernière opportunité. Il y a 30 ans, le café Hresso était peu fréquenté en haute saison. Il n’y avait pas encore de touristes, et la plupart des Islandais adultes passaient alors leurs congés aux quatre coins du monde, ce qui donnait aux jeunes la possibilité de se procurer suffisamment d’argent de poche pendant les vacances. Le café Hresso était donc à cette époque fréquenté en majorité par des plumitifs, qui passaient là des heures à remplir des feuilles de textes, penchés de côté auprès de leur cafetière en fer blanc. À cette époque, l’alcool ne s’achetait que dans les magasins d’État, et on servait encore le café dans de grands pots d’un demi-litre qui préservaient les plumitifs de la déshydratation pendant les quatre heures suivantes. Il était d’ailleurs déconseillé de consommer de trop nombreux pots de ce puissant breuvage, et qui a déjà survécu au cauchemar d’une intoxication à la caféine saura de quoi je parle.

Ragnar engagea une vive discussion avec l’homme. Celui-ci n’était pas un courtier en assurances, mais un poète venu vendre ses deniers poèmes. Il voulut savoir si ses poèmes n’étaient pas assez bons, puisque Ragnar ne lui avait pas acheté une seule feuille, ce à quoi Ragnar répondit qu’il possédait déjà ces poèmes, avant de conclure par ces mots : « C’est un enfant dans la société ».

Halldór Laxness, déjà, élabora des considérations philosophiques sur le terme de société. Dans son livre « Í túninu heima », il se pencha sur la question de ce que peut bien désigner ce mot :

« La société n’existait même pas à l’époque où j’ai grandi. Nous voulons croire aujourd’hui qu’elle existe, afin de pouvoir l’améliorer, en dépit du fait que son adresse est inconnue et qu’il est impossible de la convoquer au tribunal. Il y a peu, j’ai demandé à une personne intelligente de ma connaissance si elle savait quel genre d’association était la société : le peuple, le gouvernement, le parlement, ou peut-être la somme de tout cela ? Mon ami a plissé le front puis a fini par me répondre : est-ce que ce n’est pas plutôt la police que ce mot peut désigner ? »

Aujourd’hui, les générations postérieures savent que la société existe certes, mais ne peut être améliorée. Car cette phrase d’Albert Einstein est applicable : « Pour être un membre irréprochable parmi une communauté de moutons, il faut avant toute chose être soi-même un mouton ». Ce à quoi Niklas Luhmann a ajouté :

« … Ce qui est vraiment trompeur quant à l’état mental des membres d’une société, c’est la convergence de leurs idées et conceptions. On pense naïvement que si la majorité des hommes partagent les mêmes idées ou sentiments, ceux-ci doivent être justes. Rien n’est plus éloigné de la vérité. La convergence en tant que telle n’est pas un gage d’intelligence ou de santé mentale… »

La société devient descriptible par le fait de ceux de ses membres qui ont en son sein des activités suffisamment fructueuses pour attirer l’attention. Pour ce qui est de l’attention, sa mesure est donnée par l’état mental qu’établissent les chiffres quotidiens de l’audimat. Avec le temps, on a simplement oublié que les communautés se formaient jadis pour trouver une nourriture suffisante, se protéger de la menace des autres espèces et apprendre les uns des autres. Avec la disparition de ces motifs, ces tissus sains sont devenus les tumeurs cancéreuses que l’on désigne par le nom de société. Par exemple, si l’on comparait le rapport entre le nombre de gens tués au nom du bien et ceux tués au nom du mal, il y aurait du souci à se faire, à cause de ceux que l’on ne considère pas comme des criminels.

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Bjarni Bernharður [Image: Kristinn Ingvarsson]

Les cafetières en fer-blanc de jadis ont disparu depuis longtemps, avec les plumitifs. Le café Hresso est maintenant bien rempli et fréquenté par des jeunes et des touristes, qui privilégient le coca-cola ou un liquide jaune présentant une certaine ressemblance avec de la bière.

L’homme, lui, est toujours là. Toutefois, il se tient désormais devant la porte, contre le mur, à côté de son « stand » de l’Austurstræti. Le poète et peintre Bjarni Bernharður vend toujours ses poèmes publiés à compte d’auteur (Egóútgáfan), désormais proposés sous forme de recueils reliés dotés d’un code-barres et d’un numéro ISBN.

Le baiser de la chauve-souris

Je demeurais
en une sombre caverne
de mon enfance

Lorsque la chauve-souris
m’embrassa

Ce chaud baiser
scella mon destin
Je pris le chemin
des nuits froides

à la frontière
entre lumière et ténèbres

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[Image: ruv.is]

Bjarni Bernharður propose pour 2000 couronnes son dernier recueil « Koss Leðurblökunnar », avec ses propres illustrations, mais aussi des versions anglaises de ses poèmes, pour les touristes. Rien ne pourrait démontrer avec plus de force que Bjarni Bernharður, dans sa soixante-cinquième année de vie, est resté désespérément optimiste.

Traduction: Cyrille Flamant

deEin Kind in der Gesellschaft

ukA child of society

La société de l’information basée sur la science

troll-imadeWEB-1Tilvera : En démocratie, il n’y a pas d’impuissance. La puissance de l’homme peut être brisée par l’homme, par la révolte de la conscience morale, par la société civile.

Ónytjungur : L’homme qui ne veut rien dire fait souvent appel à des concepts creux. Et puisque la marque distinctive des sociétés est leur prédilection pour le bavardage…

Tilvera : Je n’ai pas utilisé de concept creux.

Ónytjungur : Intéressant. Et que dois-je me représenter en entendant les mots démocratie, conscience morale et société civile ?

Tilvera :La démocratie est la souveraineté du peuple, la société civile est la société de l’information basée sur la science, et la conscience morale est envisagée comme une instance particulière de la conscience humaine qui détermine comment on doit juger.

Ónytjungur : Et tu crois que tu améliores ton énoncé en y ajoutant d’autres concepts creux ? Et la conscience morale n’est-elle pas le sentiment de calme ou d’agitation qui pénètre la conscience lorsqu’un acte projeté, réalisé ou omis est en accord ou en contradiction avec un principe moral qu’un individu considère comme impératif ?

Tilvera : Je n’ai toujours pas utilisé de concept creux.

Ónytjungur : Intéressant. Et que dois-je me représenter en entendant les mots société de l’information basée sur la science et conscience humaine ?

Tilvera : La société civile occidentale, bien sûr.

Ónytjungur : Tu as remarqué que tu tournais en rond ?

Tilvera : Parce que j’utilise des synonymes ?

Ónytjungur : Pas du tout. Parce que tu confonds affirmation et réalité.

Tilvera : Et donc, d’après toi, que serait la réalité ?

Ónytjungur : Eh bien, la réalité serait par exemple la phrase d’Albert Einstein selon laquelle la science sans religion est boiteuse, et la religion sans science est aveugle.

Tilvera : Et d’après toi, que serait l’affirmation ?

Ónytjungur : Que la société civile occidentale est une société de l’information basée sur la science.

Tilvera : Tu veux me faire croire que ton intelligence n’est pas encore suffisamment développée pour établir un rapport entre l’énoncé d’un scientifique et les énoncés d’une société de l’information basée sur la science ?

Ónytjungur : Tout à fait. Car c’est bien cette société de l’information basée sur la science qui, aujourd’hui comme hier, a non seulement produit, détenu et utilisé des bombes nucléaires contre la volonté de ce scientifique, mais considère par-dessus le marché comme parfaitement normal et légal qu’une poignée de charlatans puisse l’éliminer, et avec elle tous les hommes sur terre, quand bon leur semble, avec une ampleur et dans des proportions qui feraient passer les atrocités des barbares du Moyen-Âge pour de minables exercices de débutant. Si mes souvenirs sont bons, cet attribut de l’humanité se nomme humanisme évolutionniste.

Tilvera : Ce qui n’est pas un mal, car comme je le disais en préambule, il n’y a pas d’impuissance en démocratie, car la puissance de l’homme peut être brisée par l’homme, par la révolte de la conscience morale, par la société civile.

Ónytjungur : N’est-il pas vrai que quand l’homme évoque une possibilité existant théoriquement, c’est qu’il a dégénéré à l’état d’idéologue ?

Tilvera : Tu contestes le fait que la puissance de l’homme peut être brisée par l’homme ?

Ónytjungur : Que vas-tu croire là ? Mais il faut savoir être un idéologue pour professer que le motif déclencheur ait jamais été la révolte de la conscience morale d’une société civile.

Tilvera : Et d’après toi, qu’est-ce qu’un idéologue ?

Ónytjungur : Au sens neutre, il s’agit d’un imbécile qui prend ce qui lui est présenté à travers une meurtrière pour une importante conception du monde.

Tilvera :Tu oublies l’existence de l’intellect.

HalbierterBaum-225x300Ónytjungur : Justement non. Car l’intellect et le sentiment collectif sont deux concepts disjoints. Leur point commun est que l’absence de l’un est nécessaire à l’autre.

Tilvera : Les démocraties ne sont rendues possibles que par l’articulation entre sentiment collectif et intellect.

Ónytjungur : Eh bien, ça expliquerait pourquoi après plus de deux mille ans, la civilisation occidentale n’a toujours pas connu de vraie démocratie.

Tilvera : Et quelle structures a-t-elle donc connu, selon toi ?

Ónytjungur : Si je me réfère de nouveau à un scientifique, dans ce cas Aristote, qui a introduit le concept de démocratie, alors la démocratie désigne le pouvoir de ceux qui sont guidés par l’arété, c’est-à-dire le courage, la générosité, la libéralité, la justice et la sagesse. Tu sais sans doute aussi que le limites du courage, de la générosité, de la libéralité, de la justice et de la sagesse ne sont en aucune façon des limites de pays ou de terrains, et tu ne vas pas me faire croire que parmi les structures que tu nommes démocraties, il se trouve un seul exemplaire qui soit basé sur les différents critères identifiés par Aristote et qui agisse selon ces critères.

Tilvera : Non, sans doute, mais qu’est-ce que ces structures peuvent être d’autre ?

Ónytjungur : On retrouve ici le même principe que pour la phrase d’Einstein et celle que la société dite de l’information et basée sur la connaissance en a tirée. Ici, le résultat est que ces structures aiment justement à se présenter comme des démocraties pour ne pas devoir reconnaître qu’il s’agit de pures dictatures. La différence entre ces structures et celles que l’on considère comme des dictatures réside uniquement dans le nombre de dictateurs qui y officient.

Peut-être s’agit-il ici d’une forme particulière d’une constante anthropologique qui survient dans les sociétés de l’information basées sur la science, et dont le résultat est que l’homme doté d’intelligence aime à remplacer des mots à connotation négative par des mots positifs autant qu’il aime s’emparer de concepts à connotation positive pour masquer la réalité d’une mesquinerie constante. La première opération est somme toute inoffensive, car en entendant les mots parc de recyclage, personne ne s’imaginerait autre chose qu’une déchetterie. L’autre direction en revanche présente un danger, car elle entraînerait fatalement l’oubli de ce que désigne le mot démocratie.

Tilvera : Il suffirait donc de nommer une dictature démocratie pour qu’il devienne impossible de savoir ce qu’est une démocratie.

Ónytjungur : Pour le dictateur, la dictature est toujours le pouvoir du peuple.

Tilvera : Tu oublies le sentiment collectif.

Ónytjungur : Tu parles de cette posture créée pour conditionner les gens à soutenir un individu ? Est-ce qu’elle n’aboutit pas à la formation d’une sorte de groupe social qui renforce le comportement tribal mais abêtit la science ?

Tilvera : Il y a des choses plus graves.

Ónytjungur : Et pourquoi cet argument me rappelle-t-il celui du garçon qui affirmait qu’il oeuvrait à la guérison du monde, car lui s’était contenté de dépouiller son camarade de classe, tandis qu’un autre l’avait aussi battu ?

Traduction: Cyrille Flamant

 deDie wissenschaftsbasierte Informationsgesellschaft

ukThe information society based on science

Éducation, intelligence et civilisation

troll-imadeWEB-1Tilvera : Il est clair que la civilisation n’a commencé qu’avec l’alphabétisation. L’homme a droit à l’éducation.

Ónytjungur : De quelle alphabétisation parles-tu ? L’aptitude à la lecture ou le passage à une langue écrite ?

Tilvera : Est-ce que le passage à l’écrit ne suppose pas l’aptitude à la lecture ?

Ónytjungur : Si je me souviens bien, l’alphabétisation fut jadis répandue par des missions chrétiennes pour apporter aux peuples la Bible dans leur langue. C’est comme ça qu’est né l’alphabet cyrillique, par exemple. Et cette fois, de quel livre s’agit-il ?

Tilvera : Il s’agit du droit de chaque homme à l’éducation.

Ónytjungur : L’image ne suffit-elle pas à l’éducation ?

Tilvera : Pour pouvoir se faire une image, il faut être doté d’intelligence.

Ónytjungur : Qu’appelles-tu intelligence ?

Tilvera : Il y a différentes sortes d’intelligence.

Ónytjungur : Qui prétend cela ?

Tilvera : Le quotient intellectuel.

Ónytjungur : Tu parles du test de Rorschach des cogniticiens .

Tilvera : C’est de la science. Seule l’alphabétisation permet d’atteindre un quotient intellectuel supérieur.

Ónytjungur : Eh bien, puisque l’intelligence est devenue mesurable et que l’éducation nécessite l’alphabétisation, j’ai quelques questions qui m’occupent depuis déjà longtemps et auxquelles je n’ai pas trouvé de réponse.

Tilvera : Vas-y, je t’écoute.

Ónytjungur : Un analphabète serait-il capable de fabriquer un engin électronique complexe ?

Tilvera : Non.

Ónytjungur : À quoi ressemblerait un aéronef construit par un analphabète ?

Tilvera : À un costume d’oiseau, j’imagine, mais nous savons bien que personne ne pourrait voler avec ça.

Ónytjungur : Un analphabète serait donc aussi certainement trop bête pour comprendre comment opérer la fusion de deux noyaux atomiques ?

Tilvera : Quelle idée ! Moi-même, j’en serais incapable, et je suis pourtant très instruit. Seules des personnes dotées d’un QI supérieur au mien en sont capables.

Ónytjungur : Alors à quoi te sert d’avoir appris à lire ? À lire que d’autres savent opérer la fusion de 2 noyaux atomiques ?

Tilvera : Par exemple.

Ónytjungur : Et qu’il existe des objets volants capables de décoller d’un côté de la planète et d’atteindre l’autre côté en à peine une demi-heure ?

Tilvera : C’est une information importante.

Ónytjungur : À quoi sert-elle ?

Tilvera : À savoir combien de temps il me reste pour me mettre à l’abri.

Ónytjungur : À l’abri de quoi ?

Tilvera : De l’explosion d’une bombe atomique.

Ónytjungur : Tu veux me convaincre que la civilisation a commencé avec l’alphabétisation, et que l’homme a droit à l’éducation afin par exemple d’avoir le temps de se mettre à l’abri de l’explosion d’une bombe atomique inventée, fabriquée, stockée et utilisée par des hommes grâce à une alphabétisation réussie et à des quotients intellectuels supérieurs ?

Tilvera : Je n’ai pas dit ça comme ça.

Ónytjungur : Mais 70 ans après Hiroshima et Nagasaki, c’est bien à cela qu’on aboutit, non ?

Tilvera : Jusqu’à présent, les 1200 incidents majeurs signalés, tout comme les quelques alarmes informatiques qui se déclenchent chaque semaine aux États-Unis, se sont toujours bien passés.

Ónytjungur : Et pourquoi est-ce que cela me rappelle l’histoire du cambrioleur qui décida de s’introduire à la nuit dans une nouvelle maison, puisque ses cambriolages s’étaient tous bien passés jusqu’alors et qu’il ne s’était jamais fait pincer ?

Tilvera : Parce que tu es un imbécile.

Ónytjungur : Alors il y a du bon à pouvoir rester un imbécile. Est-ce que je t’avais déjà raconté que la mère d’Albert Camus ne disposait que d’un vocabulaire de 400 mots ?

Tilvera : Et qu’est-ce que tu en déduis ?

Ónytjungur : Qu’un vocabulaire de 40 000 mots ne rend pas nécessairement plus intelligent, mais plus éloquent.

Tilvera : Tu portes un jugement sur Albert Camus ?

Ónytjungur : Que vas-tu croire là ? Si je me souviens bien, nous parlions de cogniticiens, d’hommes qui, grâce à une alphabétisation réussie et à un QI supérieur au tien, ont inventé, fabriqué, stocké et utilisé une bombe atomique, du cambrioleur qui qui décida de s’introduire à la nuit dans une nouvelle maison, puisque ses cambriolages s’étaient tous bien passés jusqu’alors et qu’il ne s’était jamais fait pincer, et de toi, qui crois encore après 70 ans que la civilisation n’a commencé qu’avec l’alphabétisation et que l’homme aurait donc droit à l’éducation.

Tilvera : Et alors quoi, il n’y a pas droit ?

Ónytjungur : Ça n’est pas mon affaire. Car je ne peux parler que pour moi. Et j’ai déjà appris ce dont j’avais besoin, décidé qu’il valait mieux rester bête, et je préfère que les choses me soient racontées ; par des personnes qui ont mérité ma confiance. Après tout, il n’y a pas de pluriel à intellect.

En mémoire des enfants vaporisés les 6 et 9 août 1945 au nom de la civilisation, de l’intelligence et de l’éducation, de ceux qui sont mort de leurs séquelles et de ceux qui en souffrent encore aujourd’hui.

Traduction: Cyrille Flamant

deBildung, Intelligenz und Zivilisation

ukEducation, intelligence and civilisation

isMenntun, gáfur og siðmenning

Le reste appartient à l’Histoire

La techno creuse des brèches droites et régulières dans la lourde chaleur de la mi-journée. Sous un dais rouge, des vacanciers stoïques sont vautrés comme chaque midi dans les fauteuils de jardin rembourrés du bar, les regards consomment visages et corps étrangers comme des spots publicitaires bon marché qu’on laisse glisser devant ses yeux avec curiosité et ennui au milieu d’un film. Sur la route côtière, de lourdes remorques surbaissées peintes d’un beau blanc éblouissant transportent leurs véhicules blindés blancs à travers les corps bronzés que la mer a déposés là ; des maillots et costumes de bain dégoulinants, une bière fraîche juste sous les yeux, ne les remarquent même pas et scrutent l’autre côté de la route à la recherche d’éventuels fauteuils libres sous l’énorme enceinte noire. Un convoi militaire muet peint en blanc traverse sans bruit les pulsations de la techno. Ils ne laissent plus passer les unités de l’ONU vers l’intérieur du pays, indique l’article en troisième page qu’Ònytjungur a devant lui. Ce soir encore, ils resteront à attendre dans leurs remorques surbaissées.

Ònytjungur a l’impression qu’on lui a fendu la tête en deux avec une hache, il fixait les gens, sa bière, les gens, sa main, la bière, les visages, les corps, et sentait ses pensées s’efforcer de recoudre et de rassembler les deux moitiés disjointes.

Là-haut, c’est la vallée avec son silence de mort, avec les restes de murs noircis par la fumée, les poutres carbonisées et mutilées, on peut encore sentir les habitants, la sueur de leur travail, les épices de leur déjeuner, mais ils n’étaient plus là. Maison après maison, un paysages de ruines muet, comme si une coulée de lave mortelle avait descendu la vallée et emporté, arraché, consumé, enfoncé tout ce qui se dressait sur son passage. Mais les prairies vertes et jaunes, les buissons touffus, la négligence luxuriante étaient toujours là, les ruines calcinées aussi fraîches que si une seule nuit s’était écoulée et avait tout changé. Silence de mort. Odeur d’incendie. Fermes sans toit, les unes après les autres, et au prochain virage la prochaine ruine. Une vallée qui a apporté la mort. Et toujours ce sursaut en apercevant à travers les arbres un coin de maison intact, de plus près, en fait celle-là aussi est calcinée, sans toit, certains murs criblés d’éclats de balles, d’autres sans traces de combat, simplement incendiés, une maison après l’autre, et encore une après l’autre, au milieu de ça un paysan devant ses fenêtres à rideaux, devant sa cour intacte, cultive avec amour les légumes de son jardin. Un Croate.

BildKrajina2-300x200Où est ton voisin, Croate, voudrait lui crier Ònytjungur, et il voudrait y aller, mais il n’y va pas, il ne lui demande pas. C’est que cette maison est intacte, tout à fait paisible même au milieu de toutes les ruines, qu’elle était déjà là au moment où on a brûlé des fermes, abattu des familles, et bombé « HOS » sur les restes de mur calcinés, comme on appose fièrement son titre au bas d’une condamnation à mort. C’était un témoin de l’époque, comme le disent les historiens. Ce paysan qui cultive ses légumes dans son jardin. C’était son voisin. Et peut-être s’est-il terré dans sa maison, en se disant sans doute, ça ne nous regarde pas, mais il est bien plus probable qu’il se tenait lui aussi devant la maison du voisin lorsqu’elle a brûlé, peut-être avait-il lui aussi une torche à la main. Cette même main qui extrait avec soin les mauvaises herbes de la terre du jardin. Car les légumes sont croates. Le voisin, lui, était un Tchetnik. On dit Tchetnik, pas Serbe, pour parler des Serbes, on prend un nom du passé, celui que se donnèrent un groupe de bouchers serbes pour pouvoir abattre des êtres humains. Le voisin est donc Tchetnik, pas Serbe. Ça facilite beaucoup de choses.

Le pompiste se fend d’un large sourire lorsqu’Ònytjungur s’enquiert de la route de Plitvice. Les panneaux qui indiquaient jadis la route de Plitvice avaient disparu, comme si Plitvice n’existait plus. Le pompiste de Josipdol sourit d’un air entendu, et ouvrit sa main comme s’il tenait un pistolet avant de replier plusieurs fois l’index. « Tchetniki », dit-il en souriant, comme si leur présence datait d’aujourd’hui.

Des faisceaux de câbles longent la route de Josipdol. Des lignes de communication pour l’armée croate, qui traîne dans les cafés et les bars, rieuse et détendue, ils ont l’œil des vainqueurs ; ils rient, détendus, dans leurs postes de combat dissimulés le long de la route derrière les cours de ferme et les bars. Un panneau géant sur le bord de la route ordonne aux étrangers de ne pas séjourner hors des localités, de ne pas s’arrêter, de ne descendre de voiture que dans les localités fermées. Mais il n’y a plus d’étrangers. Ils se pressent dans le vide touristique, sur la route côtière, vers les pontons et les places de port désormais libres.

Il y était aussi, c’est sûr, a pensé Ònytjungur, en regardant le paysan planter pensivement une rangée de plantes vivaces le long de son carré de légumes. Il y était aussi, c’est sûr, et il ne s’est pas caché derrière ses rideaux, car ils font tous partie d’une conjuration, ils se font des clins d’œil, ils s’interpellent les uns les autres. Ils échangent des sourires et discutent dans les rues de la ville proche d’Otocac, une commune de vainqueurs, on s’en est débarrassé, de ces Tchetniks, et là où ils étaient, le pimpant lotissement de résidences familiales s’orne d’une ruine noircie, un déblai au milieu des jardins en fleur. Ils se connaissent, ils se parlent. Loin de la stérilité et de l’isolement de l’Europe allemande, ils s’affairent et vaquent fièrement à leurs conquêtes, ici les horloges tournent bien moins vite, et on se parle par-dessus la rue d’un balcon à l’autre, on se connaît, on se connaît même de nom, les visages ont encore des noms, plus encore dès qu’on est dehors, dans les cours de ferme, dans la vallée. Et au-delà de toutes ces connaissances, on peut sentir, on peut voir ce qui va plus loin, le lien qui les lie tous : c’est un Croate, un Catholique, il fait partie de la famille. Maintenant plus que jamais, car c’est ensemble qu’on a nettoyé les Serbes, plus aucun Orthodoxe comme voisin. Les drapeaux croates ornent maison après maison, partout des militaires, des uniformes, des contrôles routiers. Entre les véhicules militaires et les vestes de camouflage vertes, des véhicules privés sans plaque d’immatriculation, deux, trois hommes en maillot de corps noir en route vers l’ennemi, véhicules sans nom, hommes sans nom. Mais pour la première fois, on est entre soi, soldat, civil et maillot de corps noir. On est entre soi, une circonstance qui n’a jamais eu de poids au cours des dernières décennies, car on faisait des affaires ensemble. Serbe, Croate, Catholique ou Orthodoxe, on se retrouvait pour un café et un brin de conversation. Désormais, les boutiques serbes sont vides, condamnées, il n’y a plus de Serbes, pas ici, plus ici. Désormais, il y a des voitures sans immatriculation et des maillots de corps noirs.

BildKrajina1-200x300Ònytjungur observe le profil de la soldate croate au milieu des vacanciers. Le visage dans l’ombre caché par des lunettes de soleil noires mates, la coupe de cheveux nette, la veste de camouflage grossière, le pantalon de treillis, la large ceinture sur la taille mince, la canette de bière, ce fin crucifix d’argent suspendu au lobe de l’oreille comme un corps balançant à une branche. Les vacanciers jettent des regards à travers l’ambiance détendue, elle non, elle fixe un poteau de béton. Un monument immobile, jusqu’à ce que le chef siffle et rassemble sa troupe. En une demi-heure, elle n’a vu personne dans cette illustre assemblée, rien d’autre que ce poteau de béton sous les enceintes. Cette soldat est une combattante, pense Ònytjungur, elle n’a pas besoin de voir autre chose que cette surface de béton, et son visage est détendu. Elle n’a même pas besoin de ses camarades, de l’autre côté, qui épient les bikinis par-dessus leurs canettes de bière en ricanant jusqu’au sifflement. Debout, on ramasse ses affaires, on continue. Des personnages dans un dessein. Au bout, une autre nation, nettoyée, purifiée. Un membre nettoyé de la communauté des nations, un partenaire nettoyé pour les affaires. Demain, on déblaiera les maisons calcinées et avec elles les dernières traces révélatrices. Cela n’aura jamais été, cela n’est déjà plus depuis longtemps. Le journal annonce déjà sur une pleine page que les plages sont propres, plus propres qu’elles ne l’ont été depuis longtemps, car elles sont restées quelque temps inutilisées. Des nouvelles importantes de Croatie. Ònytjungur parcourt la ville criblée de balles. L’homme meurt d’abord, puis la vérité, le reste appartient à l’Histoire.

Un immeuble d’habitation, un étage sur l’autre, un balcon après l’autre, le dernier balcon, au cinquième étage, est détruit, un voile noir couvre les murs au-dessus des chambranles carbonisés, l’appartement est criblé d’impacts derrière le balcon du cinquième étage, la guerre sur dix mètres carrés de cloison, le reste est intact. Là, des hommes ont été chassés par les armes, par la fumée, abattus dans l’incendie, les appartements du dessous ont pu rester des appartements, celui du haut était en territoire ennemi, maintenant il est à nouveau habité, du linge sèche sur la rambarde du balcon, du linge croate désormais. Le précédent locataire s’est-il barricadé, a-t-il peut-être même répliqué aux tirs, de sorte que cette unité d’habitation, parmi vingt autres sous le même toit, a été isolée, séparée et soumise à une concentration de feu ? Qu’est-ce qui a bien pu passer par la tête de cet homme, ou était-ce une femme, une famille, qu’est-ce qui leur est passé par la tête pour qu’ils fassent de leur salon une forteresse, à quelle distance pouvaient-ils voir, jusqu’au prochain tir, jusqu’à la prochaine minute, un petit appartement au cinquième étage d’un immeuble d’habitation, entouré d’ennemis qui hier encore étaient des voisins et qui désormais portaient des armes. Pourquoi lui ou sa famille ne sont-ils pas descendus ? Qu’est-ce qui a pu le pousser, la pousser, à faire de leur petit appartement confortable avec les photos de famille sur les commodes une position militaire, un poste de combat, des ennemis en haut, en bas, à côté, dehors et dedans, les rafales éclatent sur le mur du salon, la pièce prend feu sous les impacts. Les chefs de guerre de tous les pays ont fait de leurs villes des forteresses, partout et toujours, mais un salon au cinquième étage ? Ou bien ne voulait-on pas du tout qu’il descende, aurait-il rencontré devant sa maison la même fin que dans son salon pris sous la mitraille ?

Non loin, des hommes se saluent d’une tape sur l’épaule, commandent du café, une bière, s’assoient, parlent, le temps passe lourd et pensif, la journée s’achemine paisible et familière vers la fraîcheur du soir, un type enfonce un drapeau croate haut comme un homme à travers le toit ouvrant de sa petite voiture et s’en va quelque part, là où ce drapeau doit aller. Des vieillards sont assis sur les bancs du parc devant les façades détruites de la place du marché. Cette ville est nettoyée de ses Serbes, et des obstacles anti-chars aux portes de la ville marquent la fin de la route de Plitvice. Derrière le barrage anti-chars, on trouve les prochaines ruines au milieu des fermes intactes, la suite de la vallée est nettoyée de ses Croates. La vallée dans son ensemble présente un aspect identique, c’est une image, une réalité, deux parties séparées par des obstacles anti-chars ne pourraient pas se ressembler davantage. Seule la tête, le lieu de naissance des idées, sait qu’il y a de ce côté des Croates et pas de Serbes, de l’autre côté des Orthodoxes et pas de Catholiques, chaque côté désormais nettoyé de ses Serbes, de ses Croates, et lorgnant sur l’autre côté. Un homme à béret bleu se tient près de sa jeep blanche comme un poteau frontière, il marque la ligne de cessez-le feu, un clou planté dans la viande des têtes. Devant lui, dans la ville, l’armée croate se regroupe, les véhicules passent l’un après l’autre le poste devant le quartier général, la police militaire contrôle les ordres de marche à un point de contrôle, l’armée croate prend ses positions devant Plitvice.

L’homme rit depuis la capote ouverte de sa BMW munichoise. Ce n’est qu’un cessez-le-feu, rit-il, ça peut repartir à tout moment, ma maison est juste devant le barrage anti-chars, me voilà de retour à la maison. Il a une jolie maisonnette, le jardin est bien soigné, la parcelle voisine est une ruine noircie, une ex-maisonnette, un ex-voisin, une ruine solitaire au milieu des jardins en fleur bien soignés. Où est ton voisin, Croate, voudrait lui crier Ònytjungur. Mais l’homme rit dans sa décapotable ouverte, et sa BMW est astiquée avec une minutie toute allemande.

Ònytjungur doit beugler pour franchir le bruit de la techno et s’adresser au visage interrogateur de la serveuse stylée : « Vous avez des cevapcici ? » La jeune fille secoue la tête avec ennui. Puis elle sourit comme une mère dont l’enfant a encore posé une question absurde, et lui confie d’un air amusé : « plat serbe ! »

Sous un dais rouge, des vacanciers stoïques sont vautrés comme chaque midi dans les fauteuils de jardin rembourrés du bar, les regards consomment visages et corps étrangers comme des spots publicitaires bon marché qu’on laisse glisser devant ses yeux avec curiosité et ennui au milieu d’un film. Le beat de la techno réduit les cerveaux à cette indifférence sur laquelle fleurissent les nations. Jusqu’à ce que la première balle éclate à côté de toi. Mais alors il est trop tard. Le CD, lui, survivra, quelque part, dans une archive, pour les générations futures, comme témoin numérique d’une époque. Car la vérité change dès la première bière.

22. August 1994

(un souvenir à l’occasion du 20ème anniversaire de l’opération « Oluja»)

Traduction: Cyrille Flamant

deDer Rest ist Geschichte

ukHistory will take care of the rest

Au bout de plusieurs milliards d’années

troll-imadeWEB-1Tilvera : Un imbécile a affirmé que chaque nouveau-né, quels que soient le jour et le lieu de sa naissance, est capable de comprendre n’importe  quelle langue humaine en un temps très bref, sans aucune explication d’un professeur ni exercice pédagogique sophistiqué.

Ónytjungur : Si je ne me trompe pas, la logique humaine n’autorise que deux manières possibles d’envisager l’univers.

Tilvera : Et quelles seraient-elles ?

Ónytjungur : On pourrait dire que soit il n’existe que l’univers, soit il existe quelque chose en dehors de l’univers, donc quelque chose qui n’est pas contenu dans l’univers.

Tilvera : La théorie des ensembles. Et donc ?

Ónytjungur : Dans le premier cas, il est impossible d’ajouter ou de retirer quoi que ce soit à l’univers, tandis que cette possibilité existe dans la deuxième hypothèse.

Tilvera : Mais encore ?

Ónytjungur : En supposant que le premier cas soit vrai, alors tout devrait nécessairement être déjà contenu dans l’univers, et ce pendant toute la durée de l’univers.

Tilvera : Qu’entends-tu par tout ?

Ónytjungur : La totalité.

Tilvera : L’homme aussi ?

Ónytjungur : La capacité de le développer à partir de quelque chose d’existant, donc le potentiel.

Tilvera : Foutaises que tout cela.

Ónytjungur : Prenons toi, par exemple. Tu te trouves en cet instant au bout d’une chaîne dont tu es le dernier maillon, puisque tu n’as pas encore engendré d’enfant. Si mes informations sont bonnes, tu es le résultat de l’union de deux êtres humains de sexe différent, et je me permets de supposer que ces deux humains étaient eux-mêmes le résultat de deux humains de sexe différent, qui eux-mêmes… Je continue ? Je pose la question, parce que ça risque d’être long.

Tilvera : Mais l’homme n’a pas toujours été un homme, avant cela il était singe, et avant cela… Je continue ? Je pose la question, parce que ça risque d’être long.

Ónytjungur : C’est exact. La chaîne que je décrivais est-elle pour autant interrompue ? Ou n’a-t-on pas plutôt délimité des sections de cette chaîne ininterrompue et attribué à chacune d’elles un identificateur ?

Tilvera : Eh bien, on peut observer au zoo que les singes, eux aussi…

Ónytjungur : Et qu’en est-il des reptiles ? Je pose la question juste au cas où l’une des sections devait…

Tilvera : Il existe des indices qui démontrent qu’un être vivant repose sur l’union d’un être vivant préalable, quels que soient l’art et la manière de cette union.

Ónytjungur : Les bactéries aussi ?

Tilvera : Oui, par division cellulaire asexuée.

Ónytjungur : Là aussi, cela suppose l’existence d’une bactérie préalablement vivante.

Tilvera : C’est ce qu’il semblerait. Les bactéries peuvent même échanger des gènes entre espèces différentes, et sont capables d’intégrer dans leur propre ADN des fragments d’ADN fossile tirés de leur environnement.

Ónytjungur : Nous pouvons donc supposer l’existence d’une chaîne ininterrompue dont tu es en cet instant le dernier maillon ?

Tilvera : Et avant les bactéries ?

Ónytjungur : N’est-il pas vrai qu’électrons, neutrons et protons s’assemblent pour former des molécules qui déterminent la forme, tandis que leur composition spécifique détermine les propriétés ?

Tilvera : Alors tout s’explique par la matière.

Ónytjungur : Je ne suis pas un matérialiste.

Tilvera : Alors il n’y a que des contenus de conscience.

Ónytjungur : Je ne suis pas non plus un idéaliste.

Tilvera : Alors le psychique et le physique sont deux domaines de l’être strictement séparés et dotés d’une existence autonome.

Ónytjungur : Et je ne suis certainement pas un dualiste.

Tilvera : Alors qu’es-tu ?

Ónytjungur : Qu’est-ce que j’en sais ? J’ai juste parlé du potentiel, c’est-à-dire de la capacité de développement, d’une chaîne ininterrompue au bout de laquelle tu te trouves, tel que je te vois, et du fait qu’on ne pouvait rien ajouter à l’univers. Demande aux gens qui affirment que cela fait de moi un solipsiste.

Tilvera : Un solipsiste métaphysique, éthique ou méthodologique ?

Ónytjungur : C’est à ceux qui me collent cette étiquette de te répondre.

Tilvera : Bon, ton opinion est plaisante, mais est-ce que tu as un concept pour la désigner ?

Ónytjungur : Il n’y en a pas.

Tilvera : Tu es conscient que les concepts sans opinion sont vides, tandis que les opinons sans concept sont aveugles ?

Ónytjungur : Plus que conscient. Il y a 900 ans déjà, un homme déplorait le fait qu’il existait désormais un mot pour lequel il n’y avait pas de réalité, et qu’il existait auparavant une réalité pour laquelle il n’y avait pas de mot.

Tilvera : Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

Ónytjungur : Qu’il n’y a pas de concept pour mon opinion. Mais tu auras certainement du mal à prouver que mes pensées étaient dépourvues de contenu.

Traduction: Cyrille Flamant

deAm Ende von Milliarden Jahren

ukAt the end of several billion years

Bielefeld n’existe pas ?

troll-imadeWEB-1« Écoutez bien et répétez!!! » serait la phrase qui l’a le plus marqué lorsqu’il entreprit d’apprendre l’allemand. De mauvaises langues affirment qu’avec ces mots, il aurait déjà intégré l’essentiel de ce qui caractérise et distingue les écoles allemandes. Ce qui n’est pas vrai, comme nous le prouve l’exemple d’une ville comme Bielefeld. Mais on pourrait citer une autre ville d’Allemagne, par exemple Bonn, ou toute autre ville qui ne compterait qu’environ 320 000 habitants. Prenons donc une de ces villes, prenons Bielefeld, comme représentante de toutes les villes allemandes caractérisées par le fait qu’environ 320 000 habitants y sont domiciliés.

La ville des poètes et des lecteurs

Eymundsson-150x150Bielefeld compte 129 maisons d’édition, qui ont publié en 2010 un total de 1505 livres, dont 350 pour les seuls domaines littérature et poésie, 286 traductions de littérature et poésie étrangères et, dans le domaine de la philosophie, 16 ouvrages écrits par des philosophes de la ville ainsi que 15 traductions de philosophes étrangers.

Ces œuvres des auteurs de Bielefeld sont imprimées par des imprimeurs et reliées par des relieurs, puis les 1505 ouvrages sont livrés aux 26 librairies de la ville afin d’alimenter en lecture les Bielefeldois impatients de consacrer les longues nuits d’hiver à leur passion : lire des livres. Et puisqu’à Bielefeld, un livre n’est un livre que s’il réunit le travail des poètes, graphistes et relieurs avec les connaissances des libraires, il est clair que les Bielefeldois envisagent l’activité de « lecture » comme autre chose que le visionnage de phrases et la consommation de textes. Année après année, ils attendent donc pour s’y immerger le retour du flot de livres, et se laissent surprendre par toute cette nouveauté, tout ce qui n’existait pas encore.

Cette situation a conduit à l’émergence à Bielefeld d’une communauté de tous ceux qui ont un lien avec la production de livres : l’Association des écrivains de Bielefeld, un syndicat d’auteurs qui a pour mission de protéger la liberté en littérature. Cette association s’occupe des accords avec les éditeurs, théâtres, médias, institutions et autres établissements qui souhaitent publier ou utiliser des œuvres.

C’est ainsi qu’à Bielefeld, 70 écrivains vivent de leur seule activité d’écriture ; la ville verse des commissions à un fond spécial qui couvre le prêt des livres par les bibliothèques publiques et leur utilisation comme supports pédagogiques par les écoles de la ville.

Poésie et littérature occupent à Bielefeld un rang si élevé que la laiterie de la ville a organisé un concours de poésie entre les écoliers de la ville et publié les poèmes des enfants sur les cartons de lait. Les familles bielefeldoises purent alors enrichir leur journée par la lecture de poèmes au petit-déjeuner, par exemple celui-ci :

Autrefois
j’étais si heureux
de le tourmenter
et personne n’osait me le reprocher

Maintenant
je l’ai vu aujourd’hui,
il est célèbre.
Je l’envie ;
que suis-je ?
Rien !

Bienvenue dans la ville

On ne s’étonnera donc pas que le maire de la ville s’adresse par écrit à ceux qui la visitent, les touristes, et leur explique que la probabilité qu’ils se trouvent dans la ville est faible, car la plus grande partie de l’humanité se trouve ailleurs, un fait établi scientifiquement :

« Le lieu de notre naissance est-il un hasard ? Est-il soumis à une loi générale ? Ai-je déjà existé sous une forme ou une autre avant de naître ? Ai-je eu quelque chose à voir avec le lieu de ma naissance ? Pourquoi Adolf Hitler et Eva Braun n’ont-ils pas eu d’enfants ? Est-ce qu’ils n’ont pas essayé d’en avoir ? Est-il possible qu’aucun enfant n’ait voulu d’eux comme parents ? Je ne sais pas, mais je ne crois pas aux coïncidences. Je ne crois pas que Dieu joue aux dés, surtout lorsque des vies humaines sont concernée. Ces pensées nous conduisent immanquablement à considérer le chat de Schrödinger. Il s’agit probablement de l’un des chats les plus célèbres au monde (peut-être après Ninja Cat). Personne ne sait encore comment il s’appelait ? Quel était donc le nom du chat de Schrödinger ? Abracadabra ? Je ne m’en rappelle plus. Appelons-le Phoenix. C’est un terme courant pour désigner les chats. Phoenix était de l’espèce qui existait et n’existait pas à la fois. Il existait donc toujours, et même si Schrödinger avait tué son chat avec un mauvais goût indéniable, le chat est toujours en vie dans la maison de Schrödinger, tandis que Schrödinger lui-même est mort depuis déjà longtemps :

Δx Δp ≥ h/2

Cela signifie-t-il que j’ai toujours existé, ou bien que je n’ai jamais existé, et que je n’existe donc pas maintenant non plus ? Impossible ! Cela voudrait dire que toute notre existence fut irréelle et n’a existé que dans notre imagination. Si je n’existe pas, alors toi non plus. J’ai eu du mal à y croire. Les faits parlent d’eux-mêmes. Si je ne suis pas vraiment, alors comment pourrais-je prendre l’avion pour la Finlande, m’envoyer une carte postale avec la photo de la présidente Tarja Halonen, rentrer à la maison et accueillir le facteur qui m’apporte ma carte ? Je ne sais pas. »

« Le père était alcoolique, et la mère toujours fatiguée »

« On peut comparer la nation à une famille, avec un père alcoolique qui serait saoul depuis des années…Il avait de grandes idées, surtout quand il en avait. Fort en gueule, il n’hésitait pas à envoyer balader son monde… « Qu’on ne me raconte pas de conneries ! » était sa devise, et sa famille lui faisait confiance. D’une part parce que sa famille l’aimait malgré son ivrognerie et ses erreurs, mais aussi parce que les gens avaient tout simplement peur de s’opposer à lui. Et la famille commença donc à se demander s’il n’était pas une sorte de génie plutôt qu’un alcoolique souffrant de troubles psychiques, un homme brillant capable de voir des choses que le loser moyen était trop bête pour voir… Pour finir, il fut bien obligé de reconnaître sa ruine mentale, physique et financière. Il partit donc en traitement. Et la famille resta, abasourdie, confuse et furieuse. »

Tel fut le discours du maire lors du deuxième débat sur le budget annuel de la ville, et ce discours fut salué par les citoyens, qui qualifièrent ses développements d’« effroyablement justes ». Néanmoins, le maire les mit en garde contre cette fureur, qui « brûle » les énergies et conduit à l’épuisement, car le chagrin et le désespoir engendrent l’inactivité. La colère est humaine et peut être nécessaire, mais si on la laisse s’accumuler, elle devient une substance mortelle qui empoisonne l’esprit. Telles étaient les paroles du maire, et il avait déjà annoncé dans son discours de présentation du budget municipal :

« Nous ne partageons pas une idéologie commune déterminée. Nous ne sommes ni de droite ni de gauche. Nous sommes les deux. Nous ne sommes même pas certains que cette question ait de l’importance… Combien de fois peut-on couper le gâteau ? Qui aura une petite part ? Et qui a besoin d’une vraiment grosse part ? Qu’est-ce qu’un luxe, et qu’est-ce qui est important ? Est-ce qu’il vaut mieux spolier les enfants que les personnes âgées ? »

Le politicien le plus honnête du pays

gnarr_cover-182x300À ce stade, il convient de préciser que ce n’est pas d’une ville dont il est ici question, mais d’une nation entière, qui ne compte justement pas plus de citoyens qu’une ville comme Bielefeld. Et que ce discours est celui d’un maire qui avait adopté le nom de Jón Gnarr , et dont le mandat qui l’a placé à la tête des 8000 employés de la ville de Reykjavik est aujourd’hui achevé. Si son mandat a pris fin, ce n’est pas parce qu’il n’aurait pas été réélu. Bien au contraire. Un an seulement après son élection, la nation lui conféra le titre d’homme politique le plus honorable du pays. Selon un classement des personnalités politiques islandaises publié dans le quotidien Morgunblaðið du 11/03/201, Jón Gnarr occupait la première place en matière de sincérité (28,8 %), de coopération avec la collectivité (23,7 %), de personnalité (29,5 %), tandis qu’il était la lanterne rouge pour ce qui est de la détermination (5,0 %), du pouvoir (5,6 %), de la fermeté de ses convictions (17,9 %) et la capacité à fonctionner sous pression (3,5 %), ce qui faisait de lui la personne la plus honnête et la plus honorable d’Islande.

Un classement qui en irritera plus d’un :  est-ce que ce ne sont pas justement les qualités de « détermination », de « pouvoir », de « fermeté des convictions » et de « capacité à fonctionner sous pression » qui distinguent les hommes politiques et qui font d’eux ce qu’ils sont, qu’ils soient en dictature ou en démocratie – ce qui à cet égard est du pareil au même – que le régime soit laÏque ou non ? Et cela signifie-t-il que les hommes politiques ne sont des hommes politiques que s’ils sont sincères, coopèrent avec la collectivité et sont dotés d’une personnalité ?

Et voici les derniers mots du discours de Jón Gnarr sur le budget annuel de la ville.

« Miss Reykjavik a un avenir devant elle. Peut-être a-t-elle eu un père alcoolique et une mère toujours fatiguée. Mais elle n’en reste pas là. Elle pardonne tout, supporte tout, et s’étire vers la lumière. Reykjavik a le potentiel pour être la ville la plus propre, la plus belle, la plus paisible et la plus vivante au monde, avec une réputation mondiale de sympathie, de culture, de nature et de paix ; un diamant qu’il nous appartient de polir et de faire briller. »

Le « comique »

Qu’est-ce qu’un « comique ? Donnons la parole à Jón Gnarr lui-même :

« Il y a un an, je me trouvai sur l’île de Porto Rico. Je venais de terminer un film pour lequel j’avais écrit le script et que j’avais produit avec quelques amis. J’étais au chômage et me demandais quel pourrait être mon prochain projet.

J’avais travaillé jusque-là dans une agence de publicité, avant d’être licencié suite à la récession et à la dépression économique. Je me tenais au courant de la situation en Islande via les sites d’actualités sur Internet. C’est devenu une habitude après l’effondrement. Avant l’effondrement, je m’intéressais peu à la politique, et je faisais même des efforts certains pour éviter d’avoir à suivre les événements dans ce coin de la société. C’est ce que j’ai fait jusqu’à ce que tout s’écroule dans un grand krach et que notre Premier ministre apparaisse à la télévision pour demander à Dieu de nous bénir. J’ai eu l’impression qu’on me giflait avec un torchon mouillé. Qu’est-ce qui s’était passé ? Après cela, j’ai commencé à suivre attentivement l’actualité. Où que j’aille, toutes les discussions tournaient autour de ça : dans les fêtes, les entretiens d’affaires et avec les amis croisés dans la rue.

En un instant, je suis devenu accro aux informations. Et plus je suivais les informations, plus j’étais en colère. En colère contre les banksters capitalistes. En colère contre le système qui avait échoué. Mais ma fureur la plus vive, je la destinais aux politiciens. Des idiots incapables et égoïstes, tous sans exception, pensais-je.

J’étais furieux contre moi-même, et j’en voulais aux gens qui avaient élu ces politiciens. Je voulais faire quelque chose. Je suis descendu plusieurs fois sur l’Austurvöllur pour participer aux manifestations. Mais je n’ai pas pu me décider à les rejoindre totalement. Je ne voulais pas jeter de ordures dans l’Alþing, ni me coltiner avec la police. Je ne voulais pas évacuer ma rage en ouvrant un blog.

Toute cette colère en moi et autour de moi a commencé à me faire peur. J’ai eu peur qu’elle se renforce et grandisse jusqu’à ce qu’il se passe quelque chose d’affreux. Je sentais la souffrance de tous. Je compatissais avec ceux qui, en signe de protestation, se taisaient en tapant sur des casseroles. Mais aussi avec les politiciens inquiets qui se précipitaient vers leurs voitures, ou se tenaient devant les caméras, la peur dans les yeux. Je compatissais avec les agents de police qui faisaient face à la foule en colère. Mon père était alors sur son lit de mort à l’hôpital local. Il avait été policier à Reykjavik pendant plus de quarante ans. Pendant toutes ces années, il n’avait jamais été promu à un rang supérieur, parce qu’il était communiste. J’étais triste qu’il meure sans avoir eu conscience que le parti gauche-verts était entré à l’Alþing. Ça l’aurait rendu très heureux. J’aime cette ville et j’aime ce pays. J’aime les gens qui l’habitent. »

Ce qui pose la question du sens qu’il peut y avoir à mesurer la grandeur d’une nation à son nombre de ressortissants.

Le Frankfurter Rundschau titra : « Un clown passe aux choses sérieuses» et Henryk M. Broder rapporta en direct de Reykjavik : « Reykjavik attend le coup d’État ».

Le « clown » Jón a remis la mairie entre les mains de son successeur. Le « coup d’État » est terminé. Pour autant : était-ce un clown ? Était-ce un coup d’État ?

Traduction: Cyrille Flamant

deBielefeld gibt es gar nicht?

ukDoes Bielefeld exist?

Corps de résonance

troll-imadeWEB-1Ils sont revenus. Nul ne peut les ignorer. Les couvercles de cuisine.

À chaque sujet abordé, le patron du salon de coiffure prenait une pose maniérée : « Les politiciens, c’est comme les pigeons. » De derrière, il a scruté l’expression du fautif dans le miroir et, voyant que la phrase n’avait pas manqué son effet, il répond au regard interrogateur et muet : « Quand ils sont en dessous de toi, ils te mangent dans la main, quand ils sont au-dessus, ils te chient dessus. »

Demo_12-150x150Visiblement, l’homme s’y connaissait en pigeons. Devant l’Alþing, le parlement islandais, on entendait battre couvercles, spatules et tout ce qu’une personne emporte habituellement dans ses poches si son chemin la mène au parlement. Cela battait et frappait contre toutes les surfaces aptes à faire pénétrer la voix du peuple à travers des fenêtres fermées. En effet, pourquoi se fatiguerait-on à rester debout en plein air des heures durant, exposé au vent et à la pluie, si ce n’est pour faire passer un message à travers des fenêtres fermées, et le rendre si perceptible qu’il empêche toute conversation normale, sauf à se crier dessus ?

L’idée qu’il fallait tirer les leçons du passé et que le parlement, accessible à tous sans la moindre protection jusqu’en 2008, devait être protégé contre le peuple, s’avéra d’une très grande stupidité. Cette année-là, le peuple avait pris d’assaut le parlement, une sorte de « défenestration de Prague » sans défenestration, et Halldór Guðmundsson rapporta dans son livre Nous sommes tous des Islandais que les parlementaires ne devaient la vie sauve qu’à l’absence d’arbre disponible pour les lyncher, le dernier arbre ayant été brûlé.

Pour qui connaît mieux les Islandais, il est clair qu’une chose pareille ne serait jamais arrivée, même si le parlement avait été entouré d’une forêt entière. Aucun des individus en colère n’y aurait même songé. Les Islandais apprécient l’humour lorsqu’il répond au critère « islandais smart ». L’acte d’incendier le seul arbre présent devant le parlement, le sapin gigantesque, l’arbre de Noël offert chaque année par la Norvège aux Islandais et qui parvient à la capitale en bateau, toujours à temps pour l’Avent, doit donc être considéré comme « islandais smart ». Cette année-là, ce sapin majestueux était donc parti en flammes. Les Islandais n’aiment pas enrober les réalités. Adieu paix, joie, petits gâteaux. Pour finir, c’était une question de pure survie.

Ces événements avaient manifestement laissé une trace profonde chez ces messieurs et dames du parlement, et le bâtiment était désormais ceint d’un « périmètre de sécurité » à la mode continentale. Une sorte de « rideau de fer » entre le peuple et ses représentants, plus d’un millénaire après la première colonisation de l’île.

Non que le peuple soit devenu plus violent au fil des siècles. Aucunement. Tout au contraire même. Mais il est plus facile d’installer un périmètre de sécurité que de se casser la tête à essayer de comprendre comment on a pu en arriver à devoir protéger les représentants du peuple contre ce qu’il représentent, mais qu’ils ne sont pas, et qui en conséquence, par crainte ou du moins par ignorance, ne se distinguent de Louis XVI que par le caractère provisoire et non héréditaire de leur mandat.

Demo_3-150x150Le « périmètre de sécurité » s’avéra une idée stupide car il fut délimité par des parois métalliques. Une invitation appréciée par tous ceux qui devaient rester devant la porte. Et c’est ainsi que pendant des heures, plus d’une centaine de bottes frappèrent contre les cloisons, pas en désordre, mais en rythme, ce qui généra des impulsions sonores qu’on entendait jusqu’à l’église de Hallgrimur. Le rythme battait entre les rangées de maisons comme si des tambours invisibles appelaient les guerriers de la prairie ; le parlement assiégé comme un cercle de chariots, et aucun John Wayne en vue pour libérer la bande des gentils des griffes des sauvages.

Quelques-uns de ces messagers stoïques firent preuve d’un esprit « islandais smart » dans la transmission de leur message : ils tournèrent le dos au parlement et firent face au peuple, sans oublier de frapper vers l’arrière avec force ; comme un cheval islandais qu’un palefrenier inexpérimenté a approché de si près qu’il en a souffert.

On est donc en droit de se demander ce qui avait causé cette confrontation.

Il s’agissait des négociations d’entrée dans l’UE. Mais ce serait encore une erreur de croire que cette population en colère était pour, ou contre, une adhésion de l’Islande à l’UI. Il s’agissait purement et simplement du respect d’une promesse électorale.

Le gouvernement issu des urnes avait promis lors des élections qu’il soumettrait au peuple la question de la poursuite ou non des négociations d’adhésion à l’UE, et que le peuple déciderait. À peine entré en fonction, le gouvernement interrompait les négociations avec l’UE, étant donné que de toute façon, les statistiques démontraient qu’une majorité d’Islandais voterait contre l’adhésion. Aussi logique qu’ait été la décision du gouvernement, la différence avec le point de vue de la population était immense : il ne s’agit pas de savoir si une majorité d’Islandais accepte ou refuse l’adhésion à l’UE, il s’agit de savoir si, lorsqu’un homme politique fait une promesse électorale, on doit accepter qu’il ne la respecte pas, quelle que soit l’absurdité de cette promesse. Et voici ce qui fait la grandeur d’un peuple : une parole est comme un contrat signé. Si l’exécution de ce contrat est stupide, c’est le problème de celui qui n’a pas su se taire. S’il s’était tu, il serait resté un sage et s’en serait tiré indemne. Ça n’a peut-être pas l’air très pragmatique, mais tout dépend de ce qu’on appelle le pragmatisme. Pour les Islandais, faire une promesse électorale et ne pas la respecter n’est pas pragmatique. Une démarche pragmatique consiste soit à respecter une promesse électorale, soit à ne rien promettre. Et pour que ce message passe clairement, il y a des couvercles et des spatules dans la cuisine.

Eh bien, les parlementaire ont bien entendu le message, et ont vite appris la leçon. Le lendemain, les cloisons métalliques avaient disparu, remplacées par une bande de plastique jaune anti-bruit.

Ce qui ne servit à rien. Car on trouvait devant le parlement suffisamment d’objets métalliques pouvant servir de corps de résonance : lampadaires, panneaux de signalisation, plots de stationnement, etc. Spatules et couvercles poursuivirent donc leur œuvre d’usure quotidienne, car la nature enseigne à chaque Islandais depuis son plus jeune âge que des gouttes d’eau tombant l’une après l’autre creusent même le basalte le plus dur.

Et puisqu’il semblait alors que les parlementaires n’oseraient pas quitter le bâtiment, car le peuple est devant la porte, ceux qui sont plantés devant la porte ont rempli leur devoir d’assistance et apporté de quoi se restaurer à leurs représentants du peuple. On ne pourrait pas en plus leur reprocher l’apparition d’éventuels œdèmes de la faim chez leurs députés. Seules les mauvaises langues affirment que les bananes étaient une référence au fait que les parlementaires, en abandonnant une promesse électorale, avaient abaissé la République au niveau d’une république bananière.

Cela dit, le processus consistant à faire le pied de grue devant un parlement pendant des heures, jour après jour, n’est pas nécessairement transposable à d’autres pays. Cela pourrait y conduire à l’effondrement de la nation. Car il faudrait y tambouriner pendant 365 jours. Chaque année. Devant les parlements, au niveau communal, départemental, régional et national. La rupture des promesses électorales est donc une coutume bien établie dans ces pays. Quelle importance a mon bavardage d’hier ? On s’en offusque, et on retombe dans le panneau la fois d’après. Bien bête celui qui croit que la pomme ne tombe jamais loin de l’arbre.

Dans une démocratie, c’est le valet qui choisit le maître, et c’est le poisson qui décide de la tête. Se moquer du maître ou de la tête n’est donc pas très pertinent. Il vaudrait mieux réfléchir au poisson et au valet plutôt qu’à la tête et au maître. Qui veut devenir un bon citoyen parvient bien à se contorsionner à temps.

EU-gurk-Flagge-B2-150x150On crée ainsi des structures dans lesquelles le droit fondamental d’un concombre à un rayon de courbure déterminé prévaut sur le droit de chaque homme à vendre des concombres savoureux. Et bientôt l’idée qu’une chose ne peut pas être mauvaise en Europe si on la trouve bonne ailleurs. Et en cas d’infraction, l’État est rappelé à son devoir : les conclusions explosives des cabinets d’avocats sont déjà rédigées, et attendent dans les tiroirs d’être distribuées aux parlementaires. Sous la forme d’injonctions, avec 9 chiffres avant la virgule. Peuple par-ci, peuple par-là. Et là, ce ne sont pas des bruits de couvercle qui marquent les parlementaires au plus profond d’eux-mêmes. Le mot magique est alors : « Allô, ici Boston Legal ! Mon client a un caillou dans sa chaussure. Vous avez envie d’une action en dommages-intérêts ?

Demo_9-150x150Il n’y avait pas un couvercle, là, juste sous l’évier ? Se pourrait-il que l’on remarque trop tard que le droit humain « Tous les hommes sont égaux » est aussi utilisé à des fins auxquelles il n’a absolument pas été créé ? Par exemple pour des gens qui cachent derrière l’expression « libre marché » le fait que ce qui leur importe vraiment sont des montants sur des comptes bancaires, et en aucune façon des « droits » ? Hormis le droit d’accroître ces montants jusqu’à l’infini ? Les riziculteurs indiens poussés à la faillite dans tel ou tel village n’ont-ils pas dû s’endetter pour quelque chose qui constituait jusqu’alors un facteur de de coût négligeable : les semences ? Et dans une démocratie, n’est-ce pas le poisson qui choisit sa tête, et non la tête son poisson ? Périmètre de sécurité par-ci, périmètre de sécurité par-là ?

Tous aux poissons ! voilà le couvercle… et maintenant, du beurre avec les poissons.

Traduction: Cyrille Flamant

deResonanzkörper

ukResonant bodies

L’objet exposé est consommé sans retour

bv1-300x300L’Islande compte trop peu de forêts pour qu’on y camoufle les déchets, et c’est pourquoi les machines agricoles, voitures et autres vieilleries pourrissent en général à l’arrière des maisons.

On y trouve parfois de véritables pièces de musée, par exemple un vieux fourneau Rafha avec ses belles spirales jadis d’un rouge incandescent. Il existe certes des gens qui conservent ces choses, comme les employés du Musée technique de Seyðisfjörður. Mais de nombreux Islandais n’ont pas de véritable rapport aux vieux objets et se montrent sceptiques quant à la revalorisation des choses devenues « sans valeur ».

recycling03_bv-300x166Toutefois, la pratique du recyclage se répand progressivement en Islande, et quelques communes appliquent très sérieusement le tri et la transformation des déchets ménagers. Ásgeir Jón Emilsson (1931-1999), surnommé Geiri, pêcheur et artiste à Seyðisfjörður, disposait quant à lui de son propre système de recyclage depuis des dizaines d’années. Il bricolait des cadres avec des paquets de cigarettes, et ses outils transformaient les canettes d’aluminium en chaises diaphanes.

recycling04_bv-300x169On peut douter que Geiri eût observé les règlements administratifs sur le tri des déchets. Pour cet artiste obstiné, fonctionnaires et policiers appartenaient à un autre système solaire, et ne lui inspiraient aucun respect. Geiri n’a pas eu la vie facile. Le dernier de 12 frères et sœurs, il était né aveugle d’un œil et sourd d’une oreille. Le catalogue publié par le Centre artistique Skaftfell de Seyðisfjörður à l’occasion de l’exposition de ses œuvres le décrit comme charismatique et sérieux, et prenant toujours le parti des défavorisés. La Gerahuis, la maison aux couleurs vives de cet artiste autodidacte, peut être découverte au détour d’une promenade dans Seyðisfjörður.

recycling05_bv-300x164Contrairement à Geiri, Sverrir Hermannsson (1928-2008), originaire d’Akureyri, était incapable de détruire le moindre objet courant. Ce charpentier de métier a conservé chaque clou et chaque marteau qui sont jamais passés entre ses mains. Par exemple, aussi rouillé et tordu qu’ait été ce clou retiré du bois lors de la rénovation de la maison Nonni, Sverrir était incapable de le jeter. Et Sverrir a participé à la rénovation de beaucoup de bâtiments historiques .

recycling06_bv-300x122Lorsque sa maison d’Akureyri menaça de déborder, Sverrir donna à sa passion la forme d’une collection publique. Dans le Sud de l’Eyjafjord, au Smámunasafn Sverris Hermannssonar ou « Musée des petites choses », sa passion de la collection est documentée avec une grande sensibilité esthétique. Si les clés, poignées de portes et forets se ressemblent tous, leur disposition obéit à un ordre autonome, soigneusement réfléchi et commenté avec amour .

« Les gens pensent que je dois être fou… Je n’ai pas jeté un seul crayon de papier depuis mon apprentissage en 1946… On me voit comme un excentrique… Comme c’est étrange. » La sérénité enjouée avec laquelle Sverrir présente sa marotte se transmet peu à peu au spectateur, qui ne perçoit au début que le grotesque, la pulsion d’accumulation ou l’encombrement  oppressant. On s’émerveille alors d’un vieux porte-plume que des souris ont traîné dans leur nid et rongé un peu, puis laissé intact en fin de compte.

Que faire de la cannette vide, que faire du fourneau Rafha qu’on dit dépassé par la technique, et que faire des ustensiles de pêche du siècle dernier ? Musées et centres artistiques ne peuvent à eux seuls résoudre durablement le problème du recyclage en Islande. Les visiteurs doivent eux aussi apporter leur contribution.

À Grenivík, tout au fond de l’Eyjafjord, se trouve un petit musée de la pêche, une cahute de bois utilisée pour accrocher les appâts aux palangres et saler le poisson pêché. Outils, lignes, vêtements de travail et récipients y sont exposés. Des poissons séchés sont suspendus au plafond par des sangles vertes. C’est jour de fête, et on distribue à l’entrée du poisson séché avec du beurre. Ce sont des lanières fibreuses comme celles que l’on trouve partout sous emballage.

Des coups sourds retentissent devant la cabane. Quelques Islandais s’exercent à émietter un gros poisson. Il faut une certaine force physique pour broyer et user cette masse sèche et cassante. Au point que la tête du marteau se détache du manche et manque de peu un spectateur. Enfin, désintégré et réduit en fibres, le poisson cède et on procède à sa distribution.

recycling08_bv-300x203Tandis que je mâche encore, je découvre une sangle verte près du rocher qui a servi d’enclume. Un soupçon me vient, qui se voit confirmé dans la cabane : le marteau était une pièce de musée, mais le poisson aussi. J’avale – l’objet exposé est consommé sans retour. Je jette un œil au cercle des mangeurs et me dis en moi-même : les Islandais ne prennent-ils pas la question du recyclage un peu trop au sérieux ?

Traduction: Cyrille Flamant

deDas Exponat ist unwiederbringlich verzehrt

ukThe exhibited object has been irreversibly consumed

La boulangère

troll-imadeWEB-1Les hommes, parmi lesquels se trouvaient aussi quelques femmes, philosophaient sur le banc comme chaque matin, tandis que les gens arrivant de la gare de l’Est se pressaient pour attraper leur bus et arriver à l’heure sur leur lieu de travail ou sur les bancs de l’école. Le lieu de travail des hommes et des femmes du banc de la gare de l’Est était ce banc. C’était une bonne chose, car ils économisaient ainsi le montant que l’on doit payer pour emprunter un moyen de transport qualifié de public dans ce pays.

Dans ce pays, on ne laisse pas monter un passager juste parce qu’il promet au chauffeur de bus qu’une dame l’attend à destination et qu’elle paiera son billet, en sachant bien qu’aucune dame ne l’attend. Ce passager qui était tout sauf aveugle voyagea ainsi à travers tout le pays, visita Heimaey dans les îles Vestmann et fut tout étonné qu’on lui refuse l’accès à l’appareil lorsqu’il entreprit enfin de prendre l’avion pour découvrir sa destination. La perspective qu’une dame l’attendrait pour payer son billet fut insuffisante.

Tryggvi voulut savoir ce que j’en pensais et fut étonné de m’entendre dire que ça ne changeait pas grand-chose qu’un bus traverse le pays avec dix places libres plutôt que onze. Je fus à mon tour surpris par sa réaction, car je ne connaissais pas Tryggvi comme ça. Je ne compris mieux que lorsqu’il m’expliqua que le garçon en question avait alors neuf ans. Je n’aurais pas pu deviner que ce fraudeur que le chauffeur avait laissé monter n’avait que neuf ans, car à neuf ans, la plupart des enfants disent maman, ma tante, ma grand-mère ou ma sœur, mais jamais Kona, « une dame ». Les Islandais de neuf ans ne disent donc pas maman, tante, grand-mère ou sœur, ils disent « une dame ». Et à l’occasion, certains d’entre eux sont à cet âge déjà des Landshornaflakkari, des vagabonds.

Le pays où les alcooliques hommes et femmes, sur un banc devant la gare de l’Est, contribuent à la subsistance des nécessiteux, est un autre pays. Dans ce pays, les enfants disent maman, tante, grand-mère, sœur ou quelque chose comme ça si la panique leur a fait oublier leur carte de transport, ou simplement la vérité. Ce qui ne les aidera pas à arriver en classe pour y écrire ce devoir terrifiant qui représente leur dernière chance de passer dans la classe supérieure. Non, ça ne les aidera pas. Que le garçon ait été affolé par le devoir décisif au point d’oublier son abonnement, ou même qu’il soit un type réglo qui préfère demander au chauffeur s’il peut voyager pour cette fois sans abonnement plutôt que de risquer d’être appelé un fraudeur ; tout ça ne l’aidera pas. Et que le chauffeur attende, à moins de 50 cm de l’arrêt, que le feu passe du rouge à l’orange, puis au vert, ne l’aidera pas non plus ; pour lui, la porte reste fermée. On peut entendre ses coups suppliants sur la vitre, mais sa supplique reste sans réponse. Les chauffeurs de bus ont eux aussi le droit d’exercer l’autorité. Comme chacun dans ce pays.

Heureusement, non loin de la gare de l’Est, on trouve un « Bon Fournil» tenu par une boulangère. Les clients apprécient l’endroit, car la gérante prépare elle-même ses pâtisseries et propose des gâteaux russes ou des Apfelstrudel à la turque en plus des viennoiseries industrielles classiques comme les spirales au pavot, etc. Pour les travailleurs, il y a de la solianka maison, à des prix que les travailleurs peuvent payer. Sur la vitrine de la boulangerie, la gérante proposait des phrases visibles de loin. Je remarquai par exemple la phrase suivante alors que j’étais déjà installé dans le bus :

Même avec les pierres qui se dressent sur son chemin, on peut bâtir de belles choses

Le matin suivant, je demandai à la gérante, qui parle déjà bien allemand, qui était l’auteur de cette phrase. Elle me regarda d’un air étonné et me confia qu’il s’agissait d’une phrase de Goethe. Chaque week-end, elle inscrivait une phrase sur la vitrine, et l’effaçait le lundi lorsqu’elle faisait les carreaux. Mais la veille, elle était arrivée trop tard pour faire les carreaux.

Its-your-road_05.12.13-1024x768Par la suite, elle inscrivit toujours le nom de l’auteur sous la phrase, car elle avait compris que dans ce pays, on donne de la valeur au qui, et non au quoi. Et on vit donc se succéder, phrase après phrase :

Sois toi-même le changement que tu souhaites pour le monde

Semaine après semaine, toujours une phrase différente. Et le nom de l’auteur se trouvait toujours sous la phrase. Jusqu’à ce qu’un jour la vitrine s’orne d’une phrase sans auteur :

Sans l’amour
tout sacrifice est un fardeau
toute musique n’est que bruit
et toute danse une fatigue.

Elle attendit ma question pendant quatre jours, puis elle n’y tint plus. Tout en emballant mes gâteaux russes dans leur sachet, elle me demanda, comme ça en passant, si le nom de l’auteur de cette phrase ne m’intéressait pas. L’absence de nom était donc intentionnelle. Mais ce qu’elle ignorait, c’est qu’elle avait choisi la mauvaise phrase pour son stratagème, que je déjouai en lui répondant :

« Si, mais il y a longtemps que je connais son nom ».

Depuis, on ne trouve plus de nom sous les phrases. Comme le dit avec raison le philosophe Daniel-Pascal Zorn :

Celui qui croit aux philosophes n’a rien appris d’eux.

Wittgenstein-1024x768Et puisque tout don permet un don en retour, je rendis à la boulangère une phrase qu’elle nota et qui occupa ensuite la vitrine pendant toute une semaine. Sans donner de nom. Car que devrait-on penser d’un quoi qui a besoin d’un qui pour être un quoi ? Un quoi qui ne doit pas sa survie à lui-même, mais d’abord à un qui, à quoi bon sa survie ?

Le piquant de l’histoire : le Bon Fournil est situé juste en face d’une école. Les enfants fréquentent volontiers la boutique, ou bien ils lisent les phrases depuis l’arrêt d’en face, en attendant le bus qui les conduira à leurs devoirs. Les écoles de ce pays n’enseignent pas la philosophie. La philosophie vient donc jusqu’à l’école, mais ne souhaite pas y entrer. Elle se contente d’être devant la porte, pour ainsi dire dans la rue.

À la gare de l’Est de Munich, les nécessiteux apprécient la proximité des hommes et femmes charitables qui ont le banc pour lieu de travail. Les nécessiteux tirent toujours derrière eux un petit chariot à roulettes et trifouillent avec de longues tiges dans la poubelle à côté du banc pour voir s’il s’y trouve peut-être encore quelque trésor attendant d’être sauvé, sous la forme de bouteilles de bière vides que certaines machines permettent d’échanger contre quelques sous. Depuis que le gouvernement a introduit un programme social auquel il a donné le nom du DRH d’une grande entreprise, car ce dernier réunissait les qualités requises de déloyauté et de favoritisme, depuis lors, les nécessiteux récoltent les bouteilles consignées dans les poubelles. Et ils trouvent toujours ce qu’ils cherchent, ce pourquoi  ils y reviennent volontiers, chez les alcooliques. Les hommes et femmes charitables assis sur le banc ne voient rien de tout cela. Ils ont plus important à faire. Ils doivent philosopher.

Et le garçon de neuf ans avec ses dames ? Tout ce que je sais, c’est qu’il doit déjà approcher de la quarantaine, s’il est encore vivant, et qu’il peut lire aujourd’hui encore le récit de ses voyages. Dans les archives des journaux de Reykjavik. Sous le titre : Landshornaflakkari.

Comme le dit si bien le pêcheur Stefán Hörður Grímsson dans son poème Orsök :

« On devrait permettre à tout homme d’affirmer qu’il se connaît lui-même aussi absurde que cela puisse paraître mais dire qu’il connaît un autre homme est soit de l’impolitesse soit de la politesse comme le savent tous les hommes civilisés qui consomment leur nourriture à bon escient. »

C’était un pêcheur qui est un poète.

Traduction: Cyrille Flamant

deDie Bäckersfrau

ukThe baker

Incompréhensif

Troll_Illu_1Un chercheur demanda un jour à un vieillard ce que lui évoquaient spontanément les concepts d’intelligence, raison, perception, utilité, réalité, illusion, croyance, éducation et logique.

Unbenannt-17-1024x704Le vieillard s’appuya à nouveau sur son tronc et grommela : « Tu peux rabâcher mille fois aux hommes qu’ils ne se trouvent absolument pas sur une petite bande de terrain paisible et immobile, mais qu’ils foncent à cet instant même vers le soleil à une vitesse totalement vertigineuse, tu peux le leur enseigner à l’école, leur faire apprendre par cœur, tu peux même les convaincre que les choses sont ainsi, ça ne les empêchera pas de croire dur comme fer qu’à ce moment précis, le soleil se lève en toute tranquilité sur cette petite bande de terrain paisible et immobile. »

Voilà pour ce qui est des concepts d’intelligence, raison, perception, utilité, réalité, illusion, croyance, éducation et logique.

Traduction: Cyrille Flamant

deVerständnislos

ukIncomprehensible